3 - Quelque chose ne va pas

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J'ouvre les yeux debout, les cinq sens opérationnels. La Mercedes ronronne devant moi. Sa calandre est salement enfoncée, et le pare-brise n'est plus qu'une toile d'araignée de verre.

Nerveusement je me palpe, lève une jambe, puis l'autre. Mes bras sont souples, mon petit frère m'a appris à dabber, je pourrais le faire sans problème mais le ridicule me retient. Tout marche.

Je n'ai pas rêvé, il y a bien eu un accident.

Le choc, l'envol, la chute, c'était réel j'en suis sûr... mais impossible d'en sortir indemne ! Un miracle ! Je teste ma nuque en tournant la tête, façon mirador. Le paysage est resté le même : les immeubles, les enseignes publicitaires, le béton, et en contrebas, un torrent de moteurs, de roues et de klaxons : le périphérique. Autour de moi, ce gigantesque carrefour que je traverse à pied cinq jours par semaine, devant ce panneau sans âme « Paris ». La frontière entre la ville et la banlieue.

La conductrice de la Mercedes ne va pas bien. Crinière blonde, maintenue en ordre par une barrette cartoon, genre Minnie Mouse. Son visage est agréable, ses yeux clairs rattrapent un nez retroussé. On dirait qu'elle lutte pour ne pas s'évanouir, cramponnée à son rétroviseur.

Autour d'elle, d'autres véhicules sont arrêtés. Une R5 en décomposition vomit un type fatigué. Un cadre aux lunettes rondes, costume trois-pièces, sort de sa BM', l'air agacé. Une étrange chorégraphie commence, rythmée par le claquement des portières et le murmure d'une foule qui se forme.

Un homme avec un sacré bide approche.

— Les gonzesses, putain ! Je...

Il ne termine jamais sa phrase ; sa bouche se remplit d'un mélange immonde de bile et de bière. Il se tord, et le vomi jaillit d'entre ses dents.

En même temps, la jolie blonde libère sa Mercedes, et hurle. Hurle. Une sensation de malaise tourbillonne dans mon estomac.

Quelque chose ne va pas.

J'ai été percuté – vraiment, violemment – mais je suis debout, tout frais. Je devrais me réjouir, remercier le ciel de ne pas connaître le fauteuil roulant et les soupes à la paille, mais non.

Quelque chose ne va pas.

J'observe les badauds, de plus en plus nombreux. Je prends conscience des klaxons proches, furieux, la circulation est bloquée, forcément.

Son hurlement s'étouffe dans sa gorge, et la conductrice de la Mercedes s'effondre. L'autre a fini de dégueuler, il se redresse et s'éponge avec la manche de son survêtement.

La foule reste immobile, façon horde de zombis, et fixe un point dans ma direction. Pourtant, pas un regard ne croise le mien.

— Dégueulasse, grogne un type en fouillant ses poches.

Il en sort un téléphone portable et commence à filmer. Mais pas moi. Depuis le début, je ne suis pas le centre d'attention, alors que si tout est réel, s'il y a bien eu un accident, je suis la victime. La victime ! Encore mieux : je suis un survivant, un miracle sur patte ! Dans mon dos, il n'y a que le périphérique, rien d'extraordinaire. Désorienté, je tourne plusieurs fois sur moi-même. Soudain pris de vertiges, je dois baisser les yeux et là... Bingo.

Ce que la foule fixe, ce que l'autre filme, se trouvait en fait à mes pieds, allongé sur le sol.

Les PsychésWhere stories live. Discover now