26 - Le Bien du Pays

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Nous profitons d'une employée de ménage pour pénétrer dans une nouvelle salle, beaucoup plus petite que la précédente. L'éclairage est diffus, les sièges vides. Je l'ai suivi à contrecœur, car Jonas a insisté : il désire être au calme pour discuter. Et en sécurité. Impatient d'en apprendre plus, je commence déjà à l'interroger.

— Pourquoi est-ce que la pluie nous transperce, alors qu'il y a des centaines d'organismes dans l'air, comme les poussières par exemple ?

— Tu as raison, oui, je ne m'étais jamais posé la question.

J'ai plutôt l'impression qu'il s'en moque. Visiblement ce n'est pas au programme.

— Camarade, je vais te dire tout ce que je sais sur la Quatrième dimension !

Au lieu de choisir un fauteuil, il s'assoit en tailleur sur le sol. Je ne bronche pas – la sensation est là même – et l'imite.

— Bien. Pour commencer, nos rapports avec ceux qui ne sont pas morts ! Comme tu as pu le remarquer, les vivants, ne font plus attention à nous. Tu peux te jeter sur eux, les frapper de toutes tes forces, leur hurler dans les oreilles... il ne se passera rien. Inutile d'empêcher le moindre de leur mouvement. Et c'est là qu'ils sont dangereux. Si par malheur un vivant te marche dessus, c'est Hasta la vista, baby !

Le fauchage du gamin, quelques heures plus tôt, me revient en mémoire... comme ma dernière rencontre avec Lucile.

Jonas reprend :

— Je pense ne pas avoir à te le répéter, mais méfie-toi du ciel. C'est une épée de Damoclès. La pluie, la neige, te réduiront en charpie. Et ne sous-estime pas le tas de feuilles d'automne dispersées par le vent.

Lucile...

Malgré l'intérêt des informations, je ne peux chasser l'image de ma fiancée, son arrivée sur le carrefour, le coup de fil à mon cadavre et ce début de geignement, ce maudit geignement que j'ai malgré tout entendu. Jonas se rend compte qu'il a perdu mon attention.

— Houston, vous avez un problème !

L'homme croise les bras et penche la tête sur le côté, l'air grave. Je hoche la tête.

— Désolé. C'est que je pense encore à mes proches. C'est dur.

La réalité, glaciale comme la mort, me rattrape. La vérité, c'est que je suis terriblement triste, mais la singularité de ce que je vois – ce que je vis ! – détourne ma peine. Par flash, j'imagine pourtant Lucile, ma mère... À chaque fois, j'ai l'impression d'être poignardé en plein cœur, puis quelque chose de bizarre se produit et je suis distrait pendant quelques minutes, quelques heures. La chimère, Ludu, le golem, Jonas... Je me raccroche au moment présent, refusant de prendre du recul, d'envisager le pire. Une larme coule sur ma joue, je l'essuie rapidement.

— J'allais y venir ! La bonne nouvelle du jour ! Le Bien du Pays.

Une nouvelle expression que je ne comprends pas. Ou un nouveau quizz, encore.

— Le Bien du pays ?

— Peu à peu, plus rapidement que tu l'imagines, tu vas finir par te détacher des vivants. Concrètement, tu ne ressentiras plus rien pour eux. Aucune émotion. Voir un vivant se faire tuer ou une vivante sublime, complètement nue...

Les sourcils de Jonas s'agitent de manière équivoque. En une seconde, il est passé d'un facies désolé à lubrique. L'homme est déconcertant.

— Ça te laissera aussi insensible qu'une scène d'amour mal jouée !

Il se claque les genoux, fier de sa comparaison.

Confus, je retourne plusieurs fois l'information dans mon esprit.

— D'accord, je crois que je saisi. Mais je ne vois pas le rapport avec ma tristesse et... Attends, ça marche aussi pour...

— Bingo ! Le Bien du pays affecte les êtres chers de ta vie précédente !

— Je vais oublier ma famille, mes amis... ma fiancée ? Sans rien pouvoir y faire ?

— Pas de l'oubli, non, de l'indifférence. Voilà, c'est le mot.

Coup de poignard dans le ventre. Tirer un trait sur eux, et de mon plein gré ? Impossible ! La simple pensée d'être face à Lucile comme à une inconnue me donne la nausée. Déjà, j'ai l'impression de ne plus arriver à imaginer correctement le visage de ma mère ; la panique ou le Bien du pays ? Jonas poursuit :

— J'ai utilisé le mot vivant pour servir ma démonstration. Mais nos semblables te paraîtront mille fois plus vivants qu'eux, dans quelques jours. En fait, ceux qui n'appartiennent pas à la Quatrième dimension ne seront plus que des obstacles. C'est tout. C'est pour ça qu'ici, on leur donne un nom bien particulier : homoncules.

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