Chapitre 32

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   « Si je t'attrape, garnement, je te coupe la main ! »

Les plaintes du marchand s'éloignaient de Jule et ses pas résonnaient sur le trottoir sale du quartier de Lambeth. L'air lui brûlait les poumons, mais peu lui importait. Pour le jeune garçon, l'impression de liberté que lui procurait sa course effrénée valait bien toutes les souffrances du monde.

Tenant d'une main rougie par le froid sa casquette usée et de l'autre la pomme dérobée, le gamin bifurqua vers la Tamise et s'arrêta devant l'entrée du pont de Lambeth. Là, après avoir essuyé son nez coulant, il prit de l'élan et courut derrière un omnibus recouvert de tant d'affiches défraîchies qu'on en voyait plus le bois d'origine. Il s'agrippa négligemment à la rambarde et laissa le poids de son corps pendre dans le vide. Pour parfaire ce moment de victoire, il fit, durant tout le trajet qui l'emmena jusqu'à L'Est End, des grimaces affreuses qui ne manquèrent pas de choquer les bourgeois assis à l'intérieur de la voiture.

D'un bond assuré, Jule sauta à terre et croqua dans la pomme volée, l'autre main dans sa poche, et commença à déambuler dans le quartier misérable de Londres.

Des maisonnettes construites de ce que l'on pouvait ramasser çà et là, s'élevaient parmi les fumées des manufactures qui provenaient de l'autre côté du fleuve. Telles les brumes matinales, elles s'étiraient dans les rues malfamées.

Alors que le garçon jetait le trognon par-dessus les grillages rouillés du cimetière, une voix aiguë l'interpella et de petits pas précipités vinrent à sa rencontre.

— Julo ! s'écria la voix.

Une petite fille de cinq ans à peine, vêtue de haillons, se jeta dans ses bras. Sa chevelure vint chatouiller le nez de Jule, alors guère plus grand qu'elle du haut de ses huit ans. Les cheveux sales et en bataille sentaient la fumée et les feuilles mortes.

— Sophie, tu m'étouffes, grommela-t-il. Qu'est-ce que tu veux ?

— C'est Charles ! s'écria la petite en reculant brusquement et en agrippant la main de Jule. Il se bagarre avec la bande à Jo !

Jule poussa un cri étranglé. Pourquoi fallait-il que ce couillon se mette à dos Jo et ses sbires ? Il hésita un instant à suivre Sophie qui le tirait fermement par la main. Après tout, c'était le problème de Charles, pas le sien. Mais, d'un autre côté, son ami l'avait aidé quand il se faisait poursuivre par les flics, la semaine dernière, il avait donc une dette envers lui.

— Fait chier, pesta Jule avant de se laisser entraîner par la petite à travers les ruelles.

Après une course effrénée à travers les coupe gorges de plus en plus sombres à mesure que le jour déclinait, Sophie s'arrêta derrière un empilement précaire de caisses en bois, non loin d'une usine, et posa un doigt sur ses lèvres gercées, puis elle monta sur les caisses, derrière lesquelles des rires gras et des bruits de coups étouffés se faisaient entendre.

— Combien ? demanda le gamin dans un souffle à peine audible.

Sophie leva une fois encore sa main et brandit quatre doigts minuscules. Jule la poussa doucement sur le côté et, d'un signe de tête, lui ordonna de déguerpir. Enfin seul, le garçon s'accroupit et jeta un œil là où les caisses s'écartaient légèrement, lui laissant un infime point d'observation.

De ce qu'il put voir, Charles était recroquevillé à même le sol et trois gamins, tous plus âgés que Jule, le rouaient de coups avec un air de supériorité sur leur face de porc. Un peu à l'écart, le torse bombé et les bras croisés, leur chef : Jo. Un air sadique déformait ses traits déjà disgracieux. Rien qu'à le voir, Jule eut la nausée.

Loïse des VentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant