Chapitre 18

52 7 4
                                    



Aujourd'hui est un jour que le ciel a daigné m'accorder, un jour béni, un jour de création. Il n'est pas un moment davantage propice à l'expression de mon second art, celui qui régna pendant si longtemps en mon cœur en maître absolu, et que je n'ai jamais eu le courage d'abandonner. Car la peinture est mon exutoire, ce qui me permet de me vider d'un trop plein de lave-savon. Mais aujourd'hui, nulle rage, nulle fureur ne siège en moi, mais à la place se trouve un océan de beauté, de splendeurs célestes. Oui ! Je le sais, je le sens, aujourd'hui, la beauté va surgir, émerger de ce qui se trouve si profondément en moi ! Et lorsqu'elle sortira, qu'elle envahira la toile en face de moi, alors je pourrais dire avec fierté : j'ai créé.

Nous sommes mercredi, trois jours se sont écoulés depuis la mort d'Héléna, et son cœur, si tendre, à la fois si pur et si corrompu, si beau et laid, si noble et déformé, se trouve conservé dans le calme et la fraicheur. Tout vient à point à qui sait attendre, et son heure ne tardera pas, j'en fais le serment, parce que le faire trop patienter serait bien trop cruel, je le sais fort bien.

Il ne me faut pas gâcher ainsi un tel cadeau de la providence, et celui à l'origine de ce cadeau sera récompensé, quand bien même j'aurai préféré mener la première partie de ce travail moi-même. Mais il ne me faut pas regretter, car ce qui est fait est fait, et je ne peux le rattraper, et même si je le pouvais, je n'aurais aucune garanti du bon déroulement de cette opération. Cette mort si forte, si violente et abrupte n'est pas venue de ma main, et peut-être est-ce mieux ainsi, car la surprise qui teinte cet acte s'en trouve décuplée ! Elle la dote d'une saveur tout à fait particulière, une saveur qui arrive à point nommé si je puis me permettre.

Et à présent, je prépare ce moment si précieux, si doux, si important à mes yeux. Le moment de la session de gastronomie suprême, celle-là même que je me suis si longtemps refusé ! Ce moment qui marquera une rupture avec tout le travail que j'ai pu accomplir jusqu'à présent, car tout sera lié. A la fois ce passé si clair, si bourbeux, le présent, si exquis, si inconsistant, et l'avenir, si prometteur, si incertain ! Les trois éléments que je planifiais depuis tout ce temps vont enfin être réunis, et si certains artistes ont des périodes distinctes dans leur vie de créateurs, j'affirme que ce que je prépare en amont signe ma période Sublime ! Une période qui n'aurait sans doute jamais pu voir le jour sans un certain jeune homme, celui-là aura sa récompense tant méritée au bon moment.

Oui, en ce jour de préparation, ma peinture, qui d'ordinaire n'est que frappe violente, vide-rage, se trouve être de petits coups précis, détaillés, faite de courbes lisses et structurées, parce que je sais qu'il le faut. Un travail d'architecte, un travail si pointilleux, si profond... Je visualise tant de choses, tant d'éléments... des roses d'un rouge éclatant, des berges de cire, et des bouquets cristallisées d'un pourpre délicieux. Oui ! Je vois tout cela, et bien plus encore ! La session de gastronomie à venir sera inoubliable ! Elle sera extraordinaire ! Unique en son genre ! Exquise, merveilleuse ! J'en fait le serment solennel ! Je le jure sur mon existence même !

Et pour cet instant unique, un spectateur vierge encore de mon art véritable y participera, et même, sera un acteur de cette représentation si singulière. Car qu'est-ce que l'art sans public ? Comment peut-on juger de la qualité d'un travail sans personne pour l'observer, s'en imprégner, le critiquer, le sublimer par ses réactions ? Cela est une chose impossible, et si mes efforts s'avèrent stériles, flous, alors il me le montrera, et il me sera possible de me corriger, de mieux faire, et de produire davantage de beauté. Car je ne supporterais pas de ne pas faire évoluer ma période Sublime. Rester au même niveau au cours de ces instants fantastiques, fragments d'existence, serait une insulte au bon goût. Et le bon goût, on ne l'insulte pas sans en subir l'âpre morsure.

SilenceWhere stories live. Discover now