13. Suspicions (2/2)

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Nous nous enfonçons dans le pays de Caux avec son paysage vallonné, ses bosquets épars et ses roches crayeuses. Depuis Dieppe, la grande route pavée permet de rejoindre Paris en une semaine de marche pour un voyageur pressé. Cependant, notre caravane oblique bientôt vers des pistes plus modestes qui longent des champs d'avoine et de millet. La pluie n'a pas cessé depuis notre débarquement ; les sentiers boueux ralentissent notre progression, nous obligeant parfois à descendre pour pousser une carriole coincée dans une ornière.

Quelques toises [1] derrière nous, Geiléis n'a aucun mal à suivre notre rythme. Elle marche d'un pas égal avec son long bâton, abritée sous un chapeau de paille à large bord. João l'observe à la dérobée, mais Fabrizio ne lui jette pas un seul regard.

Au bout d'une heure ou deux de ce manège grotesque, je n'y tiens plus. Profitant d'un nouvel arrêt à cause de branchages coincés dans une roue, je m'approche à grands pas de l'Italien, roule des épaules, me campe sous son nez.

— C'est ridicule ! m'exclamé-je dans une bouffée de colère. Nous n'allons pas laisser Geiléis marcher ainsi jusqu'à Paris, tout de même !

Fabrizio m'accueille d'une grimace courroucée et se redresse. Sans lui offrir le loisir de rétorquer, je déverse toute l'indignation que m'inspire son comportement :

— Vous autres faites toute une histoire au sujet des conditions de voyage pour une dame, mais malgré cela vous la laissez piétiner dans la boue, sous la pluie, alors même que nous sommes juste à côté en carriole !

Geiléis se rapproche, alertée par mes éclats de voix.

— Un peu de marche ne me fait pas peur, intervient-elle, conciliante. J'ai l'habitude de parcourir ainsi de longues distances.

— Ce n'est pas le propos ! lui lancé-je, furieux.

L'ensemble de la compagnie s'est rassemblé autour de nous, maintenant. Heinrich me dévisage, les yeux ronds, comme s'il me voyait pour la première fois ; João se contente de tendre l'oreille derrière un masque de juge impassible. Fabrizio m'écoute, les bras croisés sur la poitrine, la barbichette frémissante devant mon audace. Comme il ne me répond toujours pas, je continue ma diatribe.

— Nous allons dans la même direction. C'est une femme seule sur des routes dangereuses. Offrons-lui notre hospitalité tant que nos chemins concordent ! Les nuits ne sont pas sûres. Vous voudriez la laisser dormir à la belle étoile ?

Je me tourne vers Geiléis et ouvre le bras vers ma carriole.

— Tu peux voyager sur le banc à côté de moi, offré-je sur un ton plus posé. Et pour la nuit, nous pouvons aménager une place pour une paillasse de plus. Nous serons un peu serrés, mais tu seras à l'abri. Tu ne nous dérangeras pas.

— Je dirai même, cela ne me gêne pas du tout ! intervient Heinrich, un sourire d'une oreille à l'autre.

Je croise les bras et me compose un air assuré en toisant notre chef. Adossé au chariot qu'il était en train de dégager, João m'observe avec un coin de moustache relevé que je ne sais interpréter. Se moquerait-il de moi ? Un peu plus loin, Guy m'adresse un léger signe de tête, comme pour appuyer ma décision. Pourtant, il se garde bien d'avancer son avis.

Fabrizio plisse les lèvres sur une moue revêche, puis hausse les épaules dans un grognement bourru.

— D'accord, d'accord, jeune chevalier servant, cède-t-il. Nous offrons l'hospitalité de notre caravane à une voyageuse solitaire, mais vous vous serrez à trois dans votre carriole ! Et je ne veux pas d'histoires !

Il s'accroupit dans la boue pour arracher le branchage fautif. Comme je m'apprête à rejoindre mon propre chariot, il me lance :

— Dernier point, que ce soit bien clair : elle ne fait pas partie de la troupe ! Une femme sur scène, grommelle-t-il pour lui-même, il ne manquerait plus que cela !

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant