10. Les choix des spriggans (1/2)

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Geiléis attrape la bride de la mule et pénètre sous la ramure du chêne. Nous la suivons à pied, guidant les deux autres animaux de bât. À peine suis-je passé sous le feuillage que le paysage se modifie sous mes yeux. La plaine déserte se pare de lumières chatoyantes. Des guirlandes végétales et des lampions chamarrés s'enroulent dans une forêt clairsemée. Des pillywiggins volent de-ci, de-là au-dessus des larges corolles parfumées de fleurs improbables, ouvertes vers la lune. Une lointaine musique aux accents entraînants appelle à la danse. Des êtres gracieux se lancent dans une folle farandole autour des troncs, égrenant rires et cris de joie sur leur passage.

Un sourire épanoui aux lèvres, Heinrich s'avance vers les premiers lampions.

— Je sens que je vais me plaire ici !

Une créature difforme aux oreilles pointues et au long nez tordu bondit devant lui dans un glapissement. Heinrich recule avec un hoquet de surprise. Le petit être pointe un doigt crochu vers le torse de l'Allemand.

— Où crois-tu donc aller ainsi, humain ? demande-t-il d'une voix de faïence éraillée. Les fêtes de notre reine ne sont pas pour les mortels !

Plusieurs autres de ces personnages disgracieux se laissent tomber des arbres environnants ou jaillissent de terre. En un rien de temps, nous nous retrouvons encerclés. Instinctivement, je me rapproche de mes compagnons, les muscles tendus de méfiance. Seule Geiléis reste de marbre devant ce déferlement agressif.

— Nous sommes les spriggans ! sifflent de concert les créatures au nez bossu. Nous sommes les gardiens ! Si vous voulez passer, il faut payer !

Geiléis s'avance vers le gnome qui a apostrophé Heinrich et s'incline bien bas.

— Salutations, puissant gardien des faés ! Nous venons demander audience à Áine [1], reine des faés, Dame du lac et vénérée aïeule de la Tuatha Dé Danann.

Le chef de ces surprenants défenseurs se rengorge et bombe le torse.

— Humpf, humpf, salutations à toi, Geiléis Cwnulcwoor [2]. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas eu le plaisir de ta visite, ajoute-t-il sur un ton plus conciliant. Hem ! Vous voulez voir la reine, dis-tu ? Il faudra payer le prix du passage.

— Nous le savons. Énonce ton prix, gardien.

Un rictus déforme la bouche du spriggan dans ce qui pourrait passer pour un sourire torve. Ses petits yeux noirs nous dévisagent un à un dans un manège d'une lenteur crispante. Je trépigne d'un pied sur l'autre. Le fourbe se délecte de notre inconfort ! Les créatures se concertent un moment à voix basse, puis leur porte-parole se retourne avec un ricanement.

— Très bien. Voilà notre prix pour avoir, ce soir, l'insigne honneur de saluer notre reine et de participer aux réjouissances : un choix !

— Un choix ? répété-je, abasourdi. Un choix, ce n'est pas un prix ! Je veux dire, ce n'est pas quelque chose que l'on peut donner.

— Ah, crois-tu donc ? demande le spriggan en levant un doigt aussi noueux qu'une vieille racine. Pour choisir l'un, il faut bien renoncer à l'autre, n'est-ce pas ? Notre prix est donc cet autre auquel tu renonces. Nous énonçons le choix et tu sacrifies l'un ou l'autre ! C'est simple, n'est-ce pas ? Et tellement... amusant.

— Et nous devons décider, là, tout de suite ? interroge Heinrich, mal à l'aise.

— Oh non ! s'exclame la créature. Pour l'instant, vous devez juste accepter le choix que nous formulerons pour chacun de vous. La décision vous appartiendra ensuite, plus tard, dans un jour, dans un mois, dans un an. Qui sait ? Vous aurez tout le temps d'y réfléchir... Mais attention ! prévient-il en haussant la voix et en dardant deux grains noirs sur nous. Lorsque l'heure sera venue, nul retour en arrière ne sera permis ; vous choisirez et renoncerez définitivement à l'autre possibilité.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant