40. L'honneur est sauf (1/3)

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 Nous prenons la direction de Milan. Aux dernières nouvelles, l'armée du roi encercle la ville, mais les hostilités n'ont pas encore été engagées. Notre route se déroule sous des auspices bien plus sereins qu'à l'aller. Les cas de peste se sont résorbés. Le commerce reprend. Nous n'entendons pas parler de bandes de hors-la-loi semant la terreur. Avec l'arrivée de l'automne, l'air se rafraîchit et la nature accueille avec soulagement les pluies qui ont trop longtemps fait défaut. Comme si les plantes cherchaient à rattraper le temps perdu, les récoltes d'octobre qui menaçaient d'être bien maigres se révèlent étonnamment abondantes. Les ravages des quatre cavaliers s'estompent peu à peu.

À l'approche de Milan, nous obtenons des nouvelles fraîches. Le duc Francesco Maria Sforza, tout juste marié, est tombé gravement malade [1]. S'il meurt sans héritier, le roi François espère faire valoir ses droits par légitime héritage, sans faire couler le sang. La soif de conquête du souverain français paraît avoir reflué vers des pensées plus sages. Est-ce là aussi la conséquence de la disparition du cavalier blanc ?

Les rumeurs disent que les troupes françaises lèveront le camp prochainement. Nous nous hâtons en direction de la ville en espérant arriver à temps.

*  *  *

Deux semaines ont passé depuis que nous avons quitté Venise. Nous sommes le 21 octobre. Demain, si tout va bien, nous atteindrons l'armée du roi. Nos routes se sépareront alors. Heinrich, Hans, Geiléis et João continueront vers les montagnes. Ils comptent franchir le col du Mont Cenis avant l'arrivée des premières neiges et espèrent retrouver, au cœur d'une vallée des Alpes, les deux chariots abandonnés avant notre plongée dans les profondeurs à la recherche d'un dragon légendaire.

Ce soir, nous partageons tous ensemble un dernier repas, avec les gestes familiers d'une routine bien établie.

Hans et Heinrich discutent à mi-voix, boucles contre boucles. Je souris. Ces deux-là s'entendent de mieux en mieux. J'ai l'impression qu'ils cherchent à rattraper leurs longues années solitaires en quelques semaines de vie commune.

Heinrich finit par aborder Geiléis d'un air très sérieux que je ne lui ai pas vu souvent.

— Geiléis, acceptes-tu de nous départager ? demande-t-il. Nous sommes d'accord tous les deux pour nous en remettre à ton jugement.

La jeune femme affiche une mine un peu surprise par tant de formalisme, mais hoche la tête.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Eh bien, tu es la spécialiste, ici, en matière de faé. Alors, dis-nous, lequel de nous deux est l'humain, lequel est le changeling ?

La gardienne se fige sur un battement de cils, prise de court par la question.

— Ni l'un ni l'autre, je crois... ou les deux, si vous préférez.

— Il faudrait savoir ! grommelle Heinrich d'un ton bourru.

Geiléis esquisse un sourire malicieux.

— Je me suis aussi posé cette question, figure-toi, quand j'ai vu Hans pour la première fois. Depuis, je vous ai bien observé, tous les deux. Vous vous ressemblez beaucoup, c'est vrai, mais vous n'êtes pas identiques. Un changeling serait une copie conforme de l'original. Non, je crois vraiment que vous êtes frères, jumeaux manifestement.

— Mais... ? interroge Heinrich avec une moue circonspecte. Je sais que tu as autre chose en tête.

Geiléis le dévisage d'un air pensif, hésitant à aller plus loin.

— Avant que j'en dise plus, avertit-elle, garde à l'esprit que ce ne sont que des suppositions. Je peux me tromper, c'est clair ?

Les deux frères opinent du menton et se rapprochent, pendus à ses lèvres. Je viens m'asseoir à côté d'eux.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now