33. Jeux de masques (1/2)

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 Le dénommé Hans me raccompagne. Il me donne le bras, mais me regarde à peine. Quant à moi, je ne peux m'empêcher de penser à Heinrich dès que j'effleure son regard azur, ses boucles d'or, son visage enjôleur. Mais le sourire épanoui qui caractérise mon ami manque à l'appel. Ce double, ce frère jumeau, reste aussi froid et inaccessible que les glaciers des montagnes. Et si c'était lui, le changeling ? Si cet homme qui marche à mes côtés était en réalité le démon dont parlait Giulia ? Cette pensée creuse son chemin avec un léger frisson.

La porte de ma prison dorée se referme avec un cliquetis de serrure. Je ne peux guère me plaindre du confort. La chambre spacieuse offre un lit couvert d'un matelas de plumes, un tapis moelleux, une coiffeuse ouvragée surmontée d'un miroir. La jeune femme qui s'y reflète me renvoie un regard abattu, une joue zébrée de rouge et un front orné d'une bosse naissante. Je lui lance une grimace dépitée.

Ma fenêtre donne sur le jardin entraperçu tout à l'heure. Quelques promeneurs profitent de la douceur de fin d'après-midi dans les allées. Qui sont ces gens ? La famille de Giulia, peut-être, ou bien des amis hébergés le temps d'un séjour à Venise ? La sulfureuse Italienne n'habite bien évidemment pas seule dans un palais aussi vaste. Deux femmes en robes simples déambulent, bras dessus, bras dessous ; des jardiniers entretiennent les massifs de fleurs ; deux hommes richement habillés discutent avec animation ; une haute silhouette en soutane noire traverse le patio d'un pas décidé, l'épée au côté. Je la reconnaîtrais entre mille : fra' Torque !

Hans m'apporte le repas du soir sur un plateau qu'il pose avec brusquerie, sans un mot, sur la petite table. Pourquoi s'abaisse-t-il au rôle de domestique ? Giulia n'aurait-elle pas confiance dans ma promesse de ne pas m'Éveiller ? Il m'observe, bras croisés, pendant que je mange. Je bous de colère sous le bleu indifférent de son regard. Cette vipère de Giulia le manipule comme une marionnette ! J'ai envie de le secouer, de lui parler comme à Heinrich, mais je ne peux pas. Il est mon ennemi. Son apparence ne doit pas obscurcir mon jugement.

*  *  *

Le lendemain, ma porte s'ouvre dans la matinée sur la mise élégante de Hans. Son pourpoint brodé met en valeur l'azur de ses yeux sans parvenir à leur insuffler l'éclat espiègle de ceux de Heinrich. Il s'incline à peine.

— Veuillez me suivre, s'il vous plaît, Mademoiselle de Crussol, annonce-t-il dans une politesse distante.

— Où me conduisez-vous ?

Sans une explication, il me tend un bras autoritaire. L'invitation est un ordre. Le pantin raffiné me mène au rez-de-chaussée jusqu'à une double porte ouvragée. Il frappe quelques coups au battant, l'ouvre sans attendre de réponse et me fait signe d'entrer. Le panneau se referme derrière moi, je me retrouve seule avec l'occupant de la pièce.

Aux rayonnages couverts de livres de toutes tailles, je devine que cette salle sert de cabinet de travail ou de bibliothèque. L'épais tapis au sol invite à la lecture ou à la méditation dans une ambiance confortable. Les lourds rideaux encadrant la fenêtre filtrent une lumière tamisée.

Derrière le grand bureau de chêne ciré, un homme se lève. Sa stature mince et frêle flotte dans sa soutane carmin de cardinal tandis que son visage disparaît sous un masque vénitien. Bien loin des grimaces exagérées d'un Pantalone ou d'un Arlequin, la figure dépeint une douceur bienveillante, rehaussée d'un sourire compréhensif.

— Ah ! Mademoiselle de Crussol ! m'accueille-t-il d'une voix aimable. Entrez, prenez place, je vous prie.

Malgré le ton posé, j'esquisse un mouvement de recul. Comment lire ses expressions derrière cette façade impassible ?

Le cardinal perçoit ma réticence. Il s'avance à ma rencontre et me guide par le bras jusqu'à un fauteuil tendu de velours, près d'une vaste cheminée.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant