Pour le meilleur...

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                                                                             En hommage à Stephen King

Dans la Cadillac rouge qui file entre les vastes plaines du Colorado, elle songe à son bonheur, à son excitation, à son intense sentiment de liberté et de plénitude.

Sa voiture décapotée fonce dans la chaleur du jour, et elle sent contre sa peau l'ardeur du soleil, et elle vibre ainsi que la machine, son cœur vrombissant à la façon du moteur, presse du pied la pédale avec une si folle sensation d'insouciance et d'immortalité !

Cela fait longtemps qu'elle a retiré ses escarpins blancs, et c'est pieds nus à présent qu'elle écrase joyeusement l'accélérateur.

Ses cheveux dénoués glissent dans l'air après son voile, se soulèvent sous l'effet de la vitesse, frappent librement sa nuque et ses joues, et cette animation de crinière, comme un déversement de cascade, lui communique l'impression d'une sauvagerie qui l'amuse et qui l'épanouit.

Elle croise un homme marchant au bord de la route, figure ridée de paysan qui se retourne alors, éberlué ; et elle se dit avec drôlerie qu'il doit s'interroger encore, ce pauvre vieillard, s'il a vu la robe qu'elle porte avec les dentelles blanches qui flottent tout autour d'elle !

La radio diffuse maintenant une chanson de Joni Mitchell : elle augmente le volume, se sature les oreilles du bruit magique de la musique rock. Elle se souvient tout à coup qu'elle adore Joni Mitchell, que ses mots lui ont toujours communiqué une espèce de nostalgie curieusement positive qu'elle resavoure à présent comme une adolescente.

Comme une adolescente... Oui, elle en avait tant besoin !

Elle se prend à chanter, dans le vent qui s'écoule, des paroles qui l'exaltent, et c'est à peine si elle s'entend crier dans une sorte d'orgasme tant à cette heure elle est ravie d'extase, éperdue de bonheur.

Quand la chanson s'achève, elle se tait. Une page d'informations vient annoncer des nouvelles diverses, trop sérieuses, disparates, superflues. Un accident de bus dans le sud, des enfants, c'est terrible. La campagne présidentielle se poursuit – les Républicains, cette fois-ci, semblent avoir l'avantage. La Corée du Nord a repris ses essais nucléaires, on dit qu'ils sont belliqueux. Un nouveau corps retrouvé dans une Jaguar...

Elle touche le bouton, éteint la voix sinistre. Elle se fiche de cela, rien ne pourra entamer son bonheur. Elle est enfin mariée, et sa robe lui rappelle qu'elle n'est plus seule à traverser le monde, qu'elle est plus forte à présent de cette âme ajoutée à la sienne pour tout supporter, tout, les gens idiots, l'ennuyeuse vie, la solitude si lourde, les souvenirs douloureux, oh douloureux, si douloureux...

Par automatisme, elle jette un œil sur l'indicateur de la jauge d'essence. Le voyant va bientôt s'allumer, pense-t-elle, il faudra refaire le plein. Le jour n'est plus aussi éclatant ; d'ici une heure environ, dans la ville qui se présentera alors, elle devra trouver une station.

La dernière fois, le gérant lui a rendu un regard si brillant quand il l'a vue dans sa robe, et elle s'est sentie si fière d'être ainsi dévisagée et enviée ! Elle qui se croyait autrefois si quelconque, si « masculine » disait son père – il le lui répétait souvent quand il lui faisait... ces choses – : à croire que le mariage vous redonnait vie, vous transmettait une identité nouvelle ! C'est comme si une simple bague était capable de vous protéger pour de bon, de vous transfigurer, de vous sublimer pour toujours !

Pour toujours !...

Mais l'enivrement commence à s'atténuer ; elle le sait, c'est toujours pareil. Déjà, elle sent qu'il fait plus froid ; l'excitation diminue avec la température du soir. Il va falloir songer à remettre la capote. Sans doute aussi, elle a l'air un peu folle.

Petits récits du revers des chosesWhere stories live. Discover now