Salomé - Partie 6 : Salomé

10 4 3
                                    

Lorsque Anaël s'éveilla, le soleil s'était déjà couché depuis longtemps. iXiar avait réintégré son corps. Elle se sentait entière. Sa rencontre avec Salomé ne l'avait pas perturbée. Peut-être n'avait-elle pas été si dramatique ? Un peu embrumée, elle rejoignit les deux Colporteuses de rêves assises autour d'un cercle de feu bleu.

- Nous t'attendions, Enfant-Double, formula la Voyageuse d'un ton cérémonieux. L'Animal a rempli sa part du marché, à moi de remplir la mienne.

Salomé se leva. Elle avait enfilé une tenue éthérée, un voilage qui virevoltait au vent, aussi pâle que sa peau laiteuse, lumineuse dans la nuit. D'une grâce féline, elle entra dans le cercle enflammé, de petites braises s'envolèrent vers les étoiles en une nuée de milliers de lucioles. Elle pointa les orteils vers le sol et commença une danse sensuelle, lente et savoureuse. 

Elle se pencha d'un côté en une arabesque déséquilibrée et tendit un de ses voiles devant son visage. Son pied lécha les flammes et le feu grimpa sur sa jambe, lui caressa la cuisse, les reins et vint avaler le voile tendu qui s'embrasa. Anaël et Sybil sursautèrent. Un nuage de cendres virevolta et tomba aux pieds de Salomé en un petit tas qu'elle ne piétina pas. Elle était indemne. Elle jouait avec les courbes de son corps et le tissu qui la recouvrait. À chaque fois que ses vêtements effleuraient le feu, des gerbes d'étincelles éclaboussaient les landes sans enflammer les aiguilles sèches des pinacées qui recouvraient la terre. Un deuxième voile tomba en cendres dans le cercle. Les flammes s'enroulèrent alors autour de la peau de la danseuse. Salomé ne paraissait pas ressentir la chaleur infernale du brasier, elle envahissait pourtant les lieux et les deux autres femmes transpiraient. Un troisième voile partit en fumée. Salomé cria un son rauque qu'elle répéta plusieurs fois. Ses mouvements s'intensifièrent, plus brutaux et le feu lui répondit, plus vif lui aussi, il engouffra un quatrième voile dans ses volutes infernales et le rythme de la danse s'accentua encore, un râle puissant sortit de la gorge de la danseuse. Un cinquième voile s'enflamma et Salomé s'accroupit en même temps que les cendres retombaient au sol. Elle chevaucha le feu sous le regard de son public envoûté. Son visage devint écarlate, l'excitation l'envahissait. Un sixième voile s'embrasa et ses cendres recouvrirent le cercle de feu. Les flammes vacillèrent. Les mouvements de la danseuse se firent plus saccadés, plus profonds. Sa respiration s'accéléra. Elle soufflait sur les flammes, puis semblait les avaler. Soudain, elle se redressa d'un bond en hurlant alors que le septième voile se consumait en une gigantesque torche qui fila vers le ciel en illuminant les landes. Les vêtements collés à leur peau, Anaël et Sybil cillèrent, éblouies. Le brasier les avait inondées.

Lorsque leurs yeux s'habituèrent à l'obscurité revenue, les spectatrices distinguèrent quelques flammèches bleues qui, seules, subsistaient tant bien que mal autour de Salomé, essoufflée, à quatre pattes tête penchée vers le sol. Le feu avait dévoré ses voiles. Elle était nue. Luisante. Sa peau brillait d'un liquide visqueux, huileux. Peu à peu, elle se calma. Son voyage avait été épuisant. Elle tenta de se redresser pour prononcer quelques mots, mais le son fut étouffé par des gargouillis immondes. Une substance sombre, gluante et épaisse sortit de sa bouche. Son regard affichait la terreur qui l'envahissait. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle ne contrôlait pas le flux puissant de boue qui s'écoulait sans discontinuer. Elle retomba sur les genoux. Les deux aventurières se levèrent vivement pour se précipiter dans le cercle, mais elles se heurtèrent à une paroi invisible. Elles frappèrent de toute leur force pour la pulvériser. Sans succès.

La danseuse tenta de crier, mais la boue inonda sa bouche, son nez et jugula le son de sa voix. Elle suffoquait. Plusieurs fois, elle leva la main pour les appeler à l'aide, mais la Voyageuse retombait au sol dès qu'elle tentait d'effectuer le moindre geste. Impuissantes, Anaël et Sybil la regardaient agoniser ; la cage invisible ne cédait pas. Salomé, piégée à l'intérieur d'une strate, pliait sous la douleur, secouée par des spasmes violents. Les secousses lui tordaient les os, elle allait se briser. Pour Sybil, traverser les strates de la réalité relevait de l'impossible, cependant Anaël, en se concentrant intensément, pouvait faire appel à son pouvoir et invoquer les éléments, les dompter et réussir à pénétrer un voile perceptible. Ils pouvaient l'engloutir et la faire disparaître, mais elle ne laisserait pas Salomé mourir.

Ses yeux brillèrent d'une lueur dorée, le pouvoir de l'Animal se mêla à celui de l'Humaine. L'Enfant-Double posa la main sur la cage invisible et tenta d'en ressentir la substance et de la pénétrer. Une veine palpita sur ses tempes, elle ne savait pas contrôler son don. Elle pouvait rester coincée dans l'enveloppe, fusionner avec elle. Elle douta de parvenir à percer le dôme qui emprisonnait la Voyageuse, mais iXiar la rasséréna ; c'était l'avantage d'être double. Elle perçut également la chaleur de la paume de la main de son mentor sur son épaule. Elle l'encourageait à continuer, convaincue de son succès. La femme animale sentit le voile immatériel vibrer sous la pulpe de ses doigts. Elle pouvait le percer, le fouiller. Soudain, sa main passa au travers et la cage se brisa en mille éclats invisibles. Les vomissements s'interrompirent. Salomé était sauvée. L'Enfant-Double s'écroula au sol de l'autre côté du cercle de feu.

Tandis que Anaël se relevait avec l'aide de Sybil, Salomé respirait avec difficulté, son souffle ronflait dans sa poitrine comme si ses poumons étaient toujours encombrés de boue.

- Une vie... pour une autre... une vie... pour une... autre... murmura-t-elle dans un râle rocailleux et sec. 

Ses poumons encombrés ronflaient. Elle essaya de cracher mais, exténuée, avorta son geste. Elle s'écroula, inconsciente.

Anaël aperçut alors sept tas de poussières qui encerclaient la danseuse. Elle pensa d'abord aux cendres des voiles qui avaient brûlés avant de distinguer des couleurs. Sybil suivit son regard. Elle avança la main pour toucher la poussière.

- On dirait des pigments, souffla-t-elle.

Elle commença à faire le tour de Salomé et discerna les couleurs à la faible lueur des flammes bleues survivantes.

- Ocre d'or. Vermillon. Terre de Sienne, s'enthousiasma-t-elle.

Fascinée, elle sortit de sa poche une photo du Radeau de la Méduse. Les couleurs correspondaient. Elle reprit :

- Noir d'ivoire. Rose foncé. Blanc. Bleu de Prusse.

Une partie de la palette de Géricault. 

Les seize couleurs de la peinture s'étaient mêlées en sept tas lors de la combustion des sept voiles. Impressionnée, elle se rapprocha de Salomé pour la réveiller de son voyage extraordinaire. Elle voulait lui parler pour qu'elle lui raconte sa traversée. Elle lui toucha l'épaule. Sa peau était visqueuse, parsemée de tâches noirâtres. Soudain, le corps de Salomé s'embrasa. Surprise, Sybil tomba à la renverse en lâchant la photo du tableau qui fut dévorée par le feu affamé. Les flammes voraces se régalèrent du corps diaphane de la Voyageuse et la consumèrent, alléchées par l'huile affriandante. Malgré leur tentative pour éteindre la fournaise, les deux femmes ne purent sauver Salomé. Un brasier incontrôlable se répandit dans tout le cercle mystique, comme s'il possédait une volonté propre. Comme s'il était vivant. Elles reculèrent avant d'être happées par les flammes ardentes qui léchaient les nues rougeoyantes. Elles ne pouvaient plus approcher de la Voyageuse. Elles ne la distinguaient même plus au cœur du foyer. 

Sa danse avait eu raison d'elle.

La Légende de la MéduseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant