Salomé - Partie 1 : Juliet

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- Tu ne te rends pas compte... cette folie te perdra, corps et âme ! Crois-moi !

- Juliet, c'est juste...

Juliet, hautaine, s'empara d'une énorme liasse de feuilles qu'elle parcourut rapidement. L'air écœurée, elle la lui jeta au visage.

- Non, Sybil, ce n'est pas juste une collection de photos antiques, claqua-t-elle, c'est une obsession ! Tu ne dors plus. Tu n'explores plus. Tu ne racontes plus d'histoires aux enfants. Elle est où, la fameuse Colporteuse de Rêves qui m'a recueillie, soignée alors que je n'étais plus qu'un animal sauvage ? Elle est où, cette femme que les enfants admirent ? Cloîtrée, isolée, enfouie dans un monde obscur qui n'existe plus.

Juliet s'interrompit essoufflée par sa tirade haineuse. Elle ne s'était pas aperçue qu'elle avait cessé de respirer. Elle inspira longuement en fermant les yeux. Elle se pinça l'arête du nez puis, imperturbable, fixa les yeux rougis de sa compagne.

- Regarde cette pièce !

D'un geste théâtral, elle désigna le coin bureau de la bibliothèque rempli de piles de vieux documents – autant de livres défraîchis, photos écornées, dessins jaunis et reproductions fragiles de peintures anciennes que l'espace pouvaient en contenir. Des reliques obsolètes que Sybil compilait depuis des années. La jeune femme reprit son réquisitoire d'un ton condescendant :

- C'est un vrai foutoir. Tu te laisses hanter par cette quête sans fin... Depuis combien de temps ne t'es-tu pas lavée ? Tu pues le fauve encagé ! Le chien mouillé, et encore ce serait insulter le chien. Je ne te reconnais plus. Tu me fais honte...

Sybil baissa la tête et ferma les yeux, vaincue. Une larme roula le long de son nez, perla entre ses deux narines et s'éclata sur la photo jaunie d'une œuvre de l'époque précataclysmique.

- Tu me dégoûtes.

Juliet jeta un dernier regard froid sur sa compagne, soupira et partit en claquant la porte. Le son mat de ses pas félins accompagna la plainte déchirante de Sybil, abandonnée par celle qu'elle aimait.

Une forteresse de solitude. Voilà ce qu'était devenu l'antre de Sybil depuis plusieurs mois. À l'écart du monde extérieur, cloisonnée à l'intérieur du sien. Elle avait délaissé les enfants, elle avait laissé se tarir cette source de chaleur et de bonne humeur qui l'avait comblé pendant tant d'années. Elle ne retrouvait plus le plaisir de leur offrir le rêve, l'évasion, la magie des contes. Ils s'en plaignaient, mais elle n'était plus touchée. Cette peinture qui la hantait était beaucoup plus importante. Elle voulait la retrouver. Plus que tout. Une pensée obsessionnelle qui la dévorait, elle et son quotidien. Pourtant, elle devait se résoudre à l'évidence, cette idée fixe avait détruit sa vie et le lien tissé avec les gens qu'elle aimait. Il fallait qu'elle se ressaisît. Elle expira longuement. Rassérénée par la bouffée d'oxygène, elle rouvrit les yeux pour contempler l'image. L'eau avait rendu le papier pâteux. Il se disloqua entre ses doigts comme un écho de sa propre vie.

Sybil détacha la feuille de sa peau et se leva. Un bain ne lui ferait pas de mal. Juliet avait raison... Elle embrassa du regard son bureau, sa bibliothèque privée. Le désordre dans les livres, parfois même déchirés, lui brisa le cœur. Elle admit enfin sa chute. Trop tard, Juliet était partie.

La Légende de la MéduseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant