40. L'honneur est sauf (1/3)

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— J'ai toujours eu des doutes sur toi, Heinrich, dès cette première nuit chez la Dame du lac. Je n'avais jamais vu un homme quitter la farandole des faés avant l'arrêt complet de la musique. Tes compagnons ont dansé tout au long de la fête.

— Eh ! Guillaume ne dansait pas non plus ! Je vous ai vu discuter ensemble !

— Guillaume était une fille, Heinrich ! rétorque Geiléis avec un sourire. Je te parle d'homme, de garçon.

Je suis un peu sidérée. Ainsi, je m'étais donc trahie involontairement dès le premier soir de notre rencontre ?

— Tu étais si à l'aise, là-bas, reprend Geiléis, songeuse. Parfaitement dans ton élément. Tu as mangé au banquet ! Même moi, je n'aurais pas osé.

— Que veux-tu dire ? interroge Heinrich, interloqué. Que je suis un faé ?

Geiléis secoue la tête avec une moue dubitative.

— Non, je ne pense pas. Mais tu leur ressembles beaucoup : les yeux clairs, les cheveux d'un blond intense, un charme indéniable. Tu attires les demoiselles comme la flamme d'une bougie attire les papillons.

Heinrich se rengorge en jeune coq devant tous ces beaux compliments.

— N'en rajoute pas, soufflé-je à la gardienne. Il est suffisamment imbu de lui-même comme cela.

— Je le dis parce que c'est vrai. Je pense que Heinrich, et donc Hans aussi, est le fils d'un homme et d'une faée. De telles unions sont très rares, de plus en plus maintenant, mais elles existent. Les enfants qui en résultent ont très souvent un don.

Elle les observe d'un air soudain très sérieux. Une fois de plus, je frémis devant la profondeur de son regard.

— Votre mère ne pouvait pas vous garder à la cour seelie. Vous n'auriez pas survécu dans l'Autre Monde avec votre sang humain. Alors, elle vous a confiés à la garde d'autres hommes, vous déposant chacun devant la porte d'un monastère. Sans doute vous a-t-elle séparés volontairement pour éviter d'attirer l'attention, mais elle a remis à chacun de vous une gourmette, pour qu'un jour, peut-être, vous soyez à nouveau réunis.

— Et notre père ? interroge Hans d'une voix sombre. Pourquoi notre père humain n'aurait-il pas pu nous élever ?

— Tu touches aux limites de ce que je peux deviner. Peut-être ne voulait-il pas ? Ne pouvait-il pas ? Peut-être était-il mort ?

Les deux frères replongent dans le silence, frappés au plus haut point par les hypothèses de la gardienne. Ils finissent par s'éloigner ensemble et je les entends chuchoter à voix basse.

Je médite également cette révélation. Beaucoup d'éléments étranges autour de Heinrich prennent soudain leur sens, certains qui m'avaient intriguée, et d'autres auxquels je n'avais, sur le moment, prêté aucune attention.

Nous allons nous coucher peu de temps après, mais le sommeil me fuit. Je m'inquiète pour la journée de demain et les paroles de Geiléis me trottent en tête. Lassée de me retourner sans cesse sur ma paillasse, je décide d'aller prendre l'air et sors sans un bruit, enveloppée dans ma cape.

Un frisson me saisit sous la brise fraîche, un peu humide. Je lève le nez. Dans le ciel dégagé, une lune magnifique dessine un disque parfait. Bien sûr ! Il y a exactement un mois de cela, Vincenzo et l'Ordre du nouvel éveil s'apprêtaient à plonger Venise dans le chaos. Une silhouette se découpe devant l'astre pâle, baigné par sa paisible lumière argentée. Je ne suis pas la seule à souffrir d'insomnies. Je m'approche en douceur, pour ne pas perturber sa méditation, mais je sais déjà de qui il s'agit.

— Je crois, murmure mon compagnon d'une voix râpeuse en entendant mes pas, que je ne pourrai jamais plus contempler cette lune immense dans le ciel sans un frisson d'angoisse.

Il lève sa main grisée vers les étoiles comme pour répondre à un appel muet. Lorsqu'il est en notre compagnie, il a renoncé à porter le gant de cuir qui en dissimule la couleur.

— Il est parti, João, lui certifié-je. Le Grand Veneur ne reviendra plus.

Le Portugais reste longtemps silencieux et je respecte son recueillement. Je me tiens simplement à ses côtés : une présence rassurante dans l'obscurité de la nuit, une amie prête à repousser pour lui les terreurs nocturnes.

Il se tourne finalement vers moi, grave et solennel.

— Merci, Aurore, pour ta main tendue dans le noir. Merci de m'avoir rendu l'espoir. Tu avais raison. La vie a d'autres merveilles à m'offrir.

Son regard glisse vers la roulotte de nos compagnons endormis et un sourire encore incertain se devine sur ses lèvres.


*  *  *

1. François Marie Sforza (1495-1535) est le neuvième et dernier duc de Milan de la famille Sforza. Il épouse Christine de Danemark le 4 mai 1534 et meurt sans héritier le 24 octobre 1535.

Le crépuscule des Veilleursحيث تعيش القصص. اكتشف الآن