29. Le revers de la médaille (1/3)

Depuis le début
                                    

Ma voix se brise sur ces mots. Le chagrin et le désarroi qui m'ont assaillie à l'époque me submergent à nouveau. Je chasse une poussière au coin de mon œil et termine mon histoire.

— C'est à ce moment-là que j'ai réalisé le mal que je lui avais fait. Ma mère est morte en me mettant au monde. Il ne s'est jamais remarié, malgré les nombreuses avances reçues. Je suis son unique héritière. J'ai compris qu'il est vain de vouloir échapper à son destin. Guillaume n'est qu'une illusion, un leurre. Je ne peux vivre ce mensonge éternellement. J'ai une place à tenir, un devoir qui m'attend. Hier soir, je lui ai laissé un message dans sa tente. Maintenant, il sait que je suis en vie.

Je me tais et le silence s'installe entre nous, lourd de sous-entendus. Assis en retrait, João me dévisage avec une mine renfrognée. Je me doute qu'il songe à sa sœur qui a elle aussi fui un mariage imposé et sais déjà qu'il désapprouve ma conduite. En revanche, je n'arrive pas à deviner ce que Fabrizio, Heinrich ou même Pedro peuvent penser de mon histoire. Quant à Guy, j'ai l'impression que le fossé entre nous n'a jamais été aussi grand.

Je me racle la gorge.

— Je peux prendre la première veille, proposé-je pour changer de sujet de conversation. Je ne pense pas pouvoir trouver le sommeil tout de suite.

— Je la fais avec toi, si tu veux, rebondit Heinrich avec un petit air nonchalant qui donne l'impression qu'il n'y accorde aucune importance.

Dans ces quelques mots tout simples, j'entrevois une offre de pardon. Mon cœur s'en trouve soudain plus léger et je lui souris avec reconnaissance.

— Avec grand plaisir.

Nous partageons le repas du soir dans une atmosphère gênée, bien loin de la camaraderie habituelle. Je surprends les coups d'œil de mes compagnons vers mon nouveau visage, ils sursautent à mon timbre aigu, je perçois les hésitations dans leur voix lorsqu'ils s'adressent à moi et leurs regards se détournent devant le mien. Il va leur falloir du temps pour accepter ce que je viens de révéler.

Chacun regagne sa roulotte avec un soulagement marqué et je me retrouve seule en compagnie de Heinrich. Je joue avec mes doigts, embarrassée comme une jouvencelle à son premier rendez-vous galant. Sans la protection du médaillon, j'ai l'impression de me tenir nue devant lui. Je resserre machinalement les lacets de mon pourpoint. Pourquoi est-ce que tout devient si difficile ? Je ne sais même plus comment lui parler. Puis-je m'adresser à lui avec la familiarité détendue d'un Guillaume ? Dois-je maintenir une distance plus convenable ?

Il brise le silence et me tire de mes affres avec une saillie enjouée.

— Alors, c'était donc ça ton grand secret : t'es une fille !

Il me dévisage avec un sourire accroché entre ses deux oreilles comme s'il ne m'avait jamais vue de sa vie. Ses yeux suivent les courbes de mon corps avec insistance. À la chaleur qui me chauffe les joues, je dois ressembler à une pivoine.

— Oui. Tu sais tout, maintenant, grommelé-je tout en attisant le feu pour me donner contenance.

— Pourquoi ne voulais-tu pas le dire ?

Sa voix sonne véritablement intriguée. C'est bien une interrogation de garçon ! N'a-t-il donc pas prêté la moindre attention à l'accueil que João et Fabrizio ont réservé à Geiléis lorsqu'elle s'est jointe à nous, à tous leurs grands discours sur nos conditions de voyage, à l'interdiction de participer aux spectacles ?

Je secoue la tête, sidérée devant une telle naïveté. Comment lui expliquer ce fossé dont il n'a pas conscience ? Les obstacles dressés dans la vie d'une femme ? Je me contente finalement de la simple vérité.

— J'avais peur que nous ne puissions plus être amis.

— Espèce d'idiot, euh d'idiote, je veux dire ! Je n'ai rien contre les filles. J'adore les filles ! s'exclame-t-il avec une pointe d'espièglerie.

Il s'exprime avec toute sa franchise naturelle, sans aucune arrière-pensée. Je le reconnais bien là ! J'esquisse un début de sourire soulagé.

— Alors, tu ne m'en veux pas ?

— Bien sûr que si, je t'en veux, rétorque-t-il dans une gronderie indulgente. Tu aurais dû le dire bien plus tôt. Mais les amis sont aussi faits pour pardonner.

Il accompagne son offre de paix d'un clin d'œil malicieux.

— Merci, murmuré-je dans un souffle.

Sans transition, il éclate d'un rire joyeux.

— Qu'y a-t-il ? me redressé-je, interloquée.

— Tu n'étais même pas le fils bâtard d'un petit nobliau provençal !

Il a l'air de trouver cela très drôle. Je ne comprends pas où il veut en venir.

— Euh, non, en effet.

— Je croyais que tu t'étais confiée à Guy et João en me laissant sur la touche, mais en fait, tu les as menés en bateau d'une main de maître, commente-t-il d'un ton appréciateur.

Il m'assène une grande claque sur les épaules.

— Aïe !

— Oups, pardon Guillaume – je veux dire Aurore. Ah, maugrée-t-il, il va me falloir un peu de temps pour m'habituer au fait que t'es une fille !

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant