21. Un mort en sursis (1/2)

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Je repense au cri de Fabrizio. Il s'apprêtait à me venir en aide, mais Geiléis l'a retenu pour terminer le Tissage et bannir les chasseurs.

— Le savais-tu ? Savais-tu qu'il ne pourrait pas m'emporter ?

— Je l'espérais, répond-elle dans un souffle. Mais je n'avais aucune certitude.

Quand je ferme les paupières, je revois le visage sombre du roi, ceint d'un bandeau d'or, la flèche pointée sur mon cœur. Je croyais ma dernière heure arrivée. Finalement, je suis sauf. Nous sommes tous saufs... grâce au sacrifice de la gardienne.

— Merci, murmuré-je, pour ce que tu as fait pour nous. Je suis désolé... pour ton bâton.

Geiléis se relève. Les yeux baissés, elle lisse sa robe d'un geste faussement indifférent.

— Je le savais, et je l'avais déjà accepté. Dans ma vision, j'avais vu le Grand Veneur, juché sur son cheval noir devant la lune rouge. Cela ne pouvait avoir qu'une seule signification. J'ai brisé le serment des druides de veiller au respect des Lois. Je ne suis plus gardienne. Il n'y a pas de retour en arrière possible pour moi, désormais.

Ma gorge se serre devant le ton définitif de ses paroles. Je ne comprends pas véritablement toute la signification de son sacrifice, mais je réalise à quel point celui-ci lui pèse.

Geiléis pousse un long soupir mélancolique.

— Mon seul regret est que je ne pourrais plus retourner chez les faés. Le passage m'est fermé à jamais. Áine m'a fait ses adieux.

Malgré toute l'assurance qu'elle tente de projeter, elle vacille sur ces derniers mots et sa voix tremble un peu. Dans un geste instinctif, elle resserre les doigts autour de la bourse de cuir pendue à son cou, dont les renflements abritent le gland doré de la reine des faés.

Un brouillard visqueux m'emplit la tête ; je n'arrive plus à réfléchir. Je songe à notre discussion près du lac aux eaux grises qu'elle m'a avoué tant aimer. Le destin qui lui est imposé me paraît trop cruel. Libérées par quelque barrage qui se rompt, les larmes trouvent enfin le chemin de mes joues.

— Tu devrais te reposer.

Geiléis essuie ma pommette mouillée d'une main douce. Elle m'allonge sur le lit de paille et je me laisse faire comme un petit enfant. Puis elle tire l'épaisse couverture jusque sous mon nez et sort sur la pointe des pieds. Je suis endormi avant même que la bâche retombe derrière elle.

*  *  *

Quand je me réveille plusieurs heures plus tard, je me sens reposé, l'esprit clair. Je passe une tête curieuse par l'ouverture du chariot. Nos roulottes se trouvent toujours dans le pré où nous avons affronté la Horde. Le vent souffle en rafale et siffle à mes oreilles. Près du reste de notre foyer, Heinrich, Fabrizio et Pedro discutent en bonne entente. Le jeune Allemand lève les yeux, m'aperçoit et m'invite d'un grand signe de la main. Je descends avec précaution et les rejoins.

— Enfin réveillé ? lance Heinrich avec un clin d'œil enjoué. Geiléis ne voulait pas que nous te dérangions, pas même pour le déjeuner. Du coup, elle a mis ta part de côté.

Il se penche pour attraper une écuelle et me la tend avec un sourire amical. Je m'assieds près de lui. Le gruau a refroidi depuis longtemps, mais mon estomac gargouille à sa simple vue. J'ai une faim de loup ! J'ignore comment Geiléis se débrouille pour cuisiner aussi bien avec les ingrédients dont elle dispose. Je dévore le contenu de ma gamelle à toute vitesse et suis déçu d'arriver trop vite au bout de mon repas. Heinrich éclate d'un rire compatissant devant ma déconvenue et me tapote l'épaule.

— Eh oui, portions réduites, Guillaume ! Ordres du grand chef !

Il pointe du menton en direction de Fabrizio. À l'énoncé de son nom, l'Italien se retourne avec un froncement de sourcils soucieux. Il caresse sa barbichette d'une main lasse et s'affaisse un peu.

— Nous ne savons pas quand nous pourrons nous réapprovisionner. Vu l'état des champs que nous avons traversés ces derniers jours, je crains le pire. Donc, tout le monde se serre la ceinture !

Heinrich et moi échangeons une grimace dépitée. Mon regard glisse vers sa chemise entrouverte et les bandes de lin qui lui entourent le torse. Je m'enquiers avec sollicitude :

— Et toi ? Comment vas-tu ? Tu as reçu de sacrées griffures de la part de ces sales bêtes !

Il resserre le lacet tout en haussant les épaules avec une nonchalance étudiée.

— Oh, ce n'est rien ! À peine une égratignure !

Puis il se penche d'un air de conspirateur et m'adresse un clin d'œ il appuyé.

— Et je serai prêt à recommencer quand tu veux pour avoir le plaisir d'être à nouveau soigné par Geiléis !

J'éclate de rire devant le sourire béat étalé sur son visage.

— Quelle idée, aussi, de te battre torse nu, rien que pour exhiber ton corps musclé devant elle ! le taquiné-je.

— Tu m'as percé à jour ! s'exclame-t-il, hilare.

À cet instant, Geiléis émerge de la carriole de João et vient s'asseoir à côté de nous. Les plis soucieux de son visage s'effacent devant notre gaieté manifeste.

— Eh bien ! Je constate que l'humeur va mieux ! Je préfère vous voir ainsi tous les deux. Puis-je connaître les raisons de cette soudaine euphorie ?

Heinrich et moi échangeons un regard de connivence avant d'éclater de rire de plus belle. J'en ai les larmes aux yeux et l'éclat de malice au fond des pupilles de Heinrich n'aide pas à me calmer.

— Oh, rien du tout, réponds-je entre deux hoquets, des histoires de garçons, tu sais !

Geiléis me foudroie du regard tandis que je tente de reprendre un air sérieux. J'inspire profondément et lui envoie mon plus beau sourire contrit pour me faire pardonner.

— Mais dis-moi plutôt comment va João, demandé-je quand j'ai recouvré mon calme.

— Il est réveillé, répond-elle avec une réserve manifeste. Tu peux aller lui parler, si tu veux.

Elle pointe en direction de la roulotte, comme si ses mots tenaient plus de l'ordre que de la suggestion. Son ton ne me paraît pas de bon augure et je me lève avec une sourde appréhension.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now