Chapitre 16

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J'enquille plus de verres que prévu avec les gars de l'équipe et je ne suis plus du tout en état d'entreprendre une conversation avec la fille de mes rêves. Cette dernière s'assoit sur la première marche de l'escalier à côté de Gabriel, l'électron libre de la classe. Le faux blond ne rentre dans aucune case et ne s'intègre dans aucun groupe, que ce soient les rugbymen, les intellos, les cancres... Comme Fleur, la solitude ne le dérange pas, d'ailleurs ils sont souvent ensemble et je me demande toujours ce qu'ils peuvent bien se raconter. Je sais pertinemment qu'ils ne sont pas en couple, puisque Gabriel a avoué l'an dernier à tout le lycée qu'il était gay et que le premier qui le faisait chier avec ça prendrait son poing dans la gueule. Même si au final, il ne fait pas le poids, s'assumer lui aura suffi à fermer la grande bouche de tous les connards.

Je me crame une clope à l'extérieur, loin de l'euphorie de la soirée, pour essayer de dessaouler un peu quand Benjamin me ramène à la réalité :

— Clémence n'est pas avec toi ? m'interroge-t-il en détaillant le jardin.

L'éclairage n'étant pas allumé, je doute qu'il ne voie grand-chose. Je lui tape dans le ventre et lui indique en crachant la fumée que la dernière fois que je l'ai aperçue, elle était avec lui.

— Elle m'a dit qu'elle partait aux toilettes et depuis plus rien !

— Benji, tu fais chier ! Je dois dessaouler !

— Aide-moi à la trouver, s'te plaît !

Il prend une mine de chien battu si expressive que je ne suis pas en mesure de refuser. Je jette mon mégot de cigarette par-dessus la clôture, puis je suis mon ami dans le salon. Les meubles ont été poussés pour faire de la place, l'immense canapé d'angle est désormais contre le mur et toutes les chaises ont été mises sur l'imposante table en bois. D'entrée, la musique me casse les oreilles, d'autant plus qu'il s'agit d'un rap. Cela semble pourtant convenir à un grand nombre qui se trémousse dans le noir au fond de la pièce. Les ombres des danseurs ondulent au rythme des basses qui résonnent dans ma tête.

Alors que Benjamin s'oriente vers la cuisine, je choisis de monter l'escalier. Mon crush assis sur les marches, quelque temps plus tôt a disparu et je fulmine intérieurement de ne pas pouvoir la retrouver. Je prends la direction des chambres et appuie sur l'interrupteur pour y voir plus clair dans la maison que je ne connais pas. Le palier dessert un long couloir vide, agrémenté de plusieurs portes. Je décide de commencer par la première et frappe avec force, sans que personne ne réponde. Je jette quand même un coup d'œil à l'intérieur pour vérifier qu'elle est bien inoccupée. Les gens semblent sages ce soir, pas de partie de jambes en l'air.

Je continue tout de même mon inspection. Après avoir cogné contre la dernière porte, je rentre dans celle-ci, puis j'allume le plafonnier. Des têtes d'acteurs américains placardées partout sur les murs m'accueillent et j'en déduis immédiatement qu'il s'agit d'une chambre d'adolescente, certainement celle d'Alice. Elle est plutôt volumineuse, avec un vaste bureau d'écolière sous la fenêtre dont les volets sont clos. Une fille aux cheveux blonds vénitiens est couchée en boule, sur le grand lit au milieu de la pièce. Surpris, j'éteins aussitôt la lumière pour la laisser tranquille quand je réalise que c'est Fleur. Elle discutait avec Gabriel, il y a moins de dix minutes, je ne comprends pas ce qu'elle fout maintenant ici, seule. Mon cœur se met à battre fort. Je m'appuie un instant contre la porte, puis sans réfléchir, j'entre à nouveau.

— Fleur ?

Inquiet qu'elle n'émette aucune réaction à mon appel, je décide d'allumer la lampe qui est sur la table de nuit et dont l'éclairage est plus doux. Je m'assois ensuite sur le lit, pose ma main sur son bras, ce qui la fait enfin tressaillir. Quand elle se retourne, je découvre cachés sous ses longs cheveux, ses écouteurs que je lui retire. Je suis rassuré de voir que Fleur était simplement assoupie.

— Paul ? demande-t-elle en levant vers moi des yeux timides.

— Tu dormais ?

Je me rends compte que ma remarque n'est pas très perspicace, je mets ça sur le dos de l'alcool et me gratte la tête un peu embarrassé qu'elle ne s'en aperçoive. Je repense à son surnom « mamie » et justement à sa réputation de s'endormir très tôt. Il semblerait que ce commérage soit une vérité... Fleur se redresse avec délicatesse en tentant de se justifier et marmonne entre deux bâillements :

— Je suis crevée !

— C'est ta fête d'anniversaire !

— Oui et bien, c'est exactement la raison pour laquelle je fais ce que je veux !

Elle lève les yeux au ciel et cherche son téléphone en m'ignorant.

— Je ne dis pas le contraire...

Ses reproches me découragent et je suis soudainement gêné de mon intrusion dans son sommeil. J'entends son portable cracher ma musique préférée : la chanson Hug you Hardcore ! Elle l'écoutait déjà l'autre jour à l'arrêt de bus et cela m'avait vraiment surpris. Je récupère l'oreillette que je lui ai retirée et m'approche un peu plus d'elle pour vérifier que je ne me trompe pas.

— Lordi ! murmuré-je à quelques centimètres de son visage.

Je ne me suis jamais retrouvé aussi près d'elle. Je déglutis bêtement en la fixant dans les yeux, mais je n'arrive pas à lire une quelconque émotion. Fleur est stoïque, perdue dans ses pensées. Je m'allonge face à elle en m'appuyant sur l'oreiller, juste pour le plaisir de la contempler sans la toucher. Face à face, nous écoutons ainsi deux ou trois chansons en nous affrontant du regard. J'ai tellement envie de l'embrasser... Avec les autres filles, je n'aurais pas hésité. Avec Clémence, nous serions déjà en train de tester le lit, mais Fleur est si délicate que je n'ose rien entreprendre. Je profite simplement d'être aussi près d'elle pour admirer son visage parsemé de taches de rousseur, son front bombé et son menton pointu, son nez fin et ses joues rougies. Je termine ma flânerie dans le bleu profond de ses yeux.

— Tu m'impressionnes, je me sens tout con devant toi.

— Garde tes banalités pour les autres, s'il te plaît !

— Putain, Fleur, t'es dure avec moi ! Je... tu...

— Me sors pas le grand jeu, c'est pas la peine, t'as vraiment aucune chance, je préfère te prévenir !

Ces mots me blessent réellement. Ses yeux n'ont pas quitté les miens et j'imagine qu'elle pense ce qu'elle dit. J'ai envie de partir et de lâcher l'affaire pour qu'elle reste dans sa solitude, mais je n'y arrive pas.

— Et si, tout simplement, on discutait comme tu le fais avec Gabriel ?

— Au moins, je sais qu'il n'a pas d'idées perverses derrière la tête !

Nous sommes si proches que je sens son souffle délicieux balayer mon visage à chacune de ses paroles.

— En effet, je ne peux pas te dire que je n'en ai pas, mais laisse-moi seulement te connaître.

— On est suffisamment près comme cela.

— Je ne parle pas de contacts physiques, juste de... d'essayer d'en apprendre un peu plus sur toi ; je sais pas, on pourrait se faire une sortie ou un ciné, tous les deux ?

Pour la première fois, depuis que je l'observe, je lis dans son regard une étincelle...

— Je suis vraiment crevée en ce moment, s'excuse-t-elle en voulant récupérer son écouteur.

Je retiens sa main contre ma joue. Ses yeux brillent quelques instants, puis elle essaie de retirer ses doigts. Je les sens glisser entre mon pouce et mon index, alors je resserre mon emprise et j'arrive à les garder prisonniers. Sa peau est délicate et douce comme de la soie. Mes doigts caressent délicieusement le dessus de sa main. Elle se laisse faire en me regardant jouer avec la bague qu'elle porte au majeur, un anneau en argent qui représente un dragon qui se mord la queue.

Nous restons ainsi une bonne partie de la nuit, sans bouger, attentifs à ce simple frôlement aussi tendre que la musique que nous écoutons est violente.

Happy Halloween ! (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant