Chapitre 23 - Simon

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C'était l'année des records. Elwin était partie peu de temps avant Noël, il n'aura jamais su quel était son cadeau ; Mario galaxie (il adore les jeux de Mario). Puis le jour de l'an – le jour de l'an sans Elwin, c'est comme donner à manger au chien... mais qu'il n'y a pas de chien. Ou s'acheter un beau gros aquarium, mais sans mettre de poisson dedans. Ou faire un gâteau, mais ne pas mettre de glaçage dessus. Ce n'est peut-être pas les meilleurs exemples, mais bon. En cour, c'était décevant.

L'année de 2017 avait commencé par la perte de mon frère ; premier record – passer autant de temps sans lui. Record ; tragédie – premier meurtre, deuxième, troisième... un autre record ; l'absurdité – une lumière qui parle. Record ; je me fais renvoyer. Record ; je me fais arrêter. Le dernier sur la liste, jusqu'à maintenant ; je m'évade avec mon psy. Si j'avais eu une récompense pour chaque record, je serais l'homme le plus riche du monde, sans aucun doute.

Il était trois heures du matin, une heure à peine après mon « évasion », qui s'était fait tellement simplement que j'avais de la difficulté à croire que j'avais vraiment « enfreint le règlement » à ce moment-là : Bleu avait ouvert la porte, je l'avais passé, et voilà, j'étais dehors. J'avais grimpé dans la voiture du psy, et le psy avait été derrière le volant.

- Où veux-tu que j'aille ? m'avait-il demandé.

- Chez le pape. D'après toi, banane ?! Amène-moi en Virginie !

Là-dessus, Bleu avait éclaté de rire. Ce n'était seulement après que je m'étais rendu compte qu'il était toujours là, venant à peine d'apparaitre sur la banquette arrière.

- Je saurai pas te faire passer la frontière des États-Unis, dit le psy dans un soupir d'impatience.

- Bleu s'aura faire ça. Pas vrai, Bleu ?

- Bleu oui !

- Il a dit oui, dis-je en souriant pour le psy. Conduit, maintenant.

Le psy avait secoué la tête, mais tout de même démarré la voiture pour décoller en direction de la frontière la plus proche pour aller au Maine ; Saint-Stephen, à moins de quatre heures de route si (et seulement si) tout se passait bien.

Et le une heure à peine plus tard, le psy en avait déjà marre.

Il arrêta la voiture à une station-service, se stationnant près de la pompe, mais sans sortir de la voiture. Personne ne vint pour le faire à notre place, mais il restait là, sans bouger.

- Je peux pas faire ça, dit-il. C'est une bonne cause, mais une mauvaise façon de faire. Je suis un honnête citoyen, et j'ai bien l'intention de le rester.

- Hé, il est pas question de m'abandonner ! m'écriais-je. Je vais me faire prendre et vous allez vous en vouloir à mort.

- Je crois que tu vas te faire prendre d'une manière comme d'une autre. Et non, je ne m'en voudrais pas.

Le psy tourna la tête, regardant en direction de la station-service, où le gars de la caisse nous regardait, sans trop comprendre pourquoi on ne se servait pas. Il pointa une affiche dans la vitre, écrit « self-service », puis se réinstalla dans sa chaise pour lire un magazine.

- Je vais dire à Bleu de vous... casser le petit doigt, dis-je dans une grimace. C'est ce que vous voulez ?

- Je t'ai déjà dit d'abandonner les menaces, dit-il sans même se retourner vers moi.

- Et je vous ai déjà dit de me conduire en Virginie !

Le psy ne répondit rien. Je poussai un grand soupir, serrant les poings ; ce type commençait vraiment à me taper sur les nerfs.

- Je vais dire à Bleu de le faire. Trois secondes ! Un, deux, trois ! Allez, dis-moi que tu va me conduire.

- Simon, je peux pas faire ça, même si je le voulais ! s'énerva-t-il.

- Eh bien, il le faut ! criais-je. Il le faut vite, ou la police va me retrouver, vous le savez bien qu'ils me cherchent, c'est évident ! Désolé, là, mais... Bleu, fait quelque chose.

Mais Bleu ne fit rien. Sans trop comprendre, je me retournai vers lui, qui était toujours sur la banquette arrière ; à la seconde où je posais mon regard sur lui, il disparut. Juste comme ça.

- Bleu ? appelais-je. T'es où ?

- Eh bien, il faut croire que ton ange gardien avait mieux à faire ailleurs, dit le psy en ricanant.

- Je peux encore vous casser le petit doigt moi-même, dis-je dans un regard noir.

- Vas-y.

Le psy se retourna enfin vers moi, me présentant son petit doigt, attendant patiemment que je le lui casse – ou bien que ce n'était qu'un piège et qu'il allait retourner le coup contre moi. Piège ou non, je ne pouvais pas lui casser le petit doigt ; je n'en avais pas envie. J'étais incapable de faire du mal à quelqu'un si je n'avais pas au moins l'envie de le faire ou, surtout, si je trouve qu'il l'a mérité. Pour le psy, ce n'était ni l'un ni l'autre.

- Je peux pas, grognais-je en serrant les poings.

- Et je peux pas te cacher des autorités.

- C'est pas la même chose ! On a Bleu, il peut tout faire ! Ce sera facile, avec lui.

- Et il est où, là, hein ?!

- Il reviendra ! hurlais-je. Quand on aura besoin de lui, il sera là, je le sais. C'est juste que...

Je pris une grande inspiration, détournant la tête. Maintenant, c'était moi qui n'osais plus le regarder.

- Je n'aurais pas toujours besoin de Bleu... et il ne sera pas toujours là. Et dans ces moments-là, je serais seul... totalement seul. Si vous voulez pas m'aider... vous avez raison, je peux pas vous forcer à faire quoi que ce soit.

Je me sentais trembler comme une feuille. Je fermai les yeux et serrai les poings, essayant d'arrêter de trembler ; je ne voulais pas que le psy me voie, il allait comprendre tout de suite ce qui se passait dans ma tête, il allait assurément comprendre que j'étais à deux doigts de craquer.

Mais le psy, bien sûr, était un psy. Il posa sa main sur mon bras et je sentis une vague me coincer la gorge. Je la retins du mieux que je pouvais, avant qu'elle ne passe la barrière et déferle de ma bouche jusqu'à mes yeux.

- Je veux plus être seul, c'est tout, dis-je en ouvrant les yeux et les braquant sur le plafond. Je veux... une présence humaine, tu voies, Bleu ne compte pas.

Le psy resserra un peu plus sa poigne sur mon bras, comme pour me faire comprendre que, là tout de suite, je n'étais pas seul, mais je me dégageai et sortie de la voiture sans lui laisser le temps de balancer une de ses phrases qu'il aurait apprises à l'université. Je fis quelque pas dehors, m'arrêtant dans un angle mort pour que le psy, toujours derrière le volant, ne puisse me voir. L'air froid me fit du bien, pour un court moment, mais rapidement, elle devint inconfortable, un moins quinze en teeshirt manche courte n'était pas recommandé, même pour un Canadien ; être Canadien ne donnait pas de superpouvoir sur la neige et le froid... pour la plupart. Je me frottais les bras, commençant déjà à greloter. J'avais envie de retourner dans la voiture, où il faisait chaud, mais je préférais, après coup, aller dans la station-service. Je fis trois pas et glissai sur une plaque de glace que je n'avais pas vu pour cause de l'obscurité de la nuit. Je me remis assis, ayant maintenant encore plus froid qu'avant. Mais je restais là, assis sur la glace. Cette plaque de glace, elle était un record en plus ; la goutte d'eau qui fait déborder le vase, comme on dit. Je ne fais pas que toucher le fond, je les défonce, pour trouver un autre fond, que je défonce, ainsi de suite, me retrouvant toujours de plus en plus bas.

Sans même m'en rendre compte, j'avais craqué. J'avais enfoncé mon visage entre mes mains et je pleurais à chaude larme, si ça pouvait au moins un peu me réchauffer, ça marchait. Mon frère ne m'avait jamais manqué autant que maintenant.

- Simon...

Je relevai la tête, rien qu'un peu, laissant dépasser mes yeux au-dessus de mes mains. Le psy était là, à genoux sur la glace. Dans sa position, c'était assuré ; un seul mouvement de travers et il allait se retrouver sur le cul.

- Qu'est-ce que vous faites encore là ? dis-je en éloignant un peu ma bouche de mes mains, mais me cachant toujours la majeure partie du visage. Partez, c'est ce que vous voulez. Je me débrouillerai seul, comme toujours.

- Simon, je peux pas t'abandonner, soupira le psy en secouant la tête. C'est de ma faute si Elwin est où il est.

- Non, c'est la faute de Bleu, tout est de sa faute. Vous, vous aviez fait votre boulot, rien de plus. Vous aviez dit qu'Elwin est un fou dangereux et qu'il devait aller ailleurs. Et peut-être qu'il mérite sa place. Je ne sais pas exactement ce qui se passe entre Bleu et Elwin. Mais quand bien même que Bleu n'existerai pas, qu'il n'y aurait qu'Elwin, et qu'il serait autant cinglé que tout le monde croit... il reste mon petit frère. Et j'ai besoin de lui. Et je sais qu'il a besoin de moi.

Le psy mit sa main sur mon épaule et me fit un sourire, rien que petit sourire, qui réussit à me réchauffer le cœur et couper mon envie de pleurer. Ce sourire, il voulait tout dire : « Non, Elwin n'est pas cinglé. Non, je ne t'abandonnerais pas. Je suis avec toi, Simon ».

- Retourne dans la voiture, tu vas geler. Je vais faire le plein. Ça te va ?

Je hochai la tête, souriant timidement, essuyant mes larmes. Puis, je laissais échapper un petit rire. Et un plus grand. Je me relevai précautionneusement, le psy m'imita. Il alla faire le plein, comme promis, et je retournai m'assoir dans la voiture, ayant de la difficulté à faire passer cette envie de rire qui me prenait.

Cette scène, je l'avais déjà vécue plusieurs fois, mais les rôles étaient inversés. Quand Elwin était plus jeune, vers huit ou neuf ans, ça lui arrivait régulièrement de se mettre à pleurer. Il se faisait intimider pour ses cheveux. Je n'aurais jamais pu compter le nombre de fois qu'il m'avait demandé de couper ses mèches. Mais je ne le faisais pas, premièrement parce que ça aurait été laid ; il aurait mieux valu les bleacher que les couper. Deuxièmement, ça n'en valait pas la peine. Ces mèches lui allaient très bien, et un Elwin sans mèche, c'était comme un tigre sans rayure. Ce n'était pas naturel. Troisièmement, surtout, parce que l'apparence n'était pas importante. Elle ne valait pas la peine de pleurer pour elle, encore moins de passer dix secondes de plus devant le miroir et de se dire « pourquoi ». Tu lèves la tête, tu dis « parce que », et tu vas dans ton fast-food préféré et tu te prends une bonne grosse poutine.

Un éclat bleu attira mon regard, et sans même regarder, je savais que Bleu était revenu. Il n'avait fait qu'éviter le moment embarrassant.

- Comment va Elwin ? lui demandais-je.

- Bleu bleu.

- Et en français, comment va Elwin ?

- Bleu mieux. Bleu va mieux, il bleu a vu toi pas bleu.

Je secouai la tête, sans insister. Elwin allait mieux, c'était tout ce qui m'importait. C'était tout ce que j'avais compris, surtout.

Le psy revint dans la voiture et mit sa ceinture de sécurité. Je mis la mienne aussi, et la voiture décolla aussitôt vers la frontière.

- C'est dit, t'es recherché, dit le psy en allumant la radio. J'ai vu ta tête sur la télé, à la station-service.

- Déjà ? Ça fait tout juste une heure que je suis partie...

- J'espère que Bleu sera avec toi, t'auras besoin de son aide, tôt ou tard.

- Bleu sera bleu là !

- Il sera là, répétais-je en souriant.

Le psy haussa le volume de la radio, surement pour écouter les informations parlant de moi qui pourraient nous aider dans notre périple, d'une façon ou d'une autre. Ce qu'il nous aurait fallu, c'était un vrai radio de police. Pour l'instant, tout ce qu'on entendait, c'était de la musique.

- Bleu va beaucoup mieux bleu, dit Bleu en se penchant un peu vers moi.

Je marmonnai un « Mmhf » qui aurait pu se faire passer pour une petite toux.

- Beaucoup mieux bleu, insista-t-il. Bleu a vu toi ! Bleu a vu par Bleu. Mais Bleu le pas comprendre.

- Moi non plus, je pas comprendre, marmonnais-je.

- Hein ? dit le psy en me lançant un petit regard.

- Rien, je parle avec Bleu. Enfin, j'essaye d'en comprendre quelque chose...

- Mais tu pas comprendre, répéta le psy.

Cette fois, j'éclatai de rire pour de bon. Tantôt trop dépressif, maintenant trop joyeux, comme si mon subconscient essayait d'égaliser un peu les choses.

- Bleu peut vraiment être une mauvaise influence.

- Tu vas bleu m'écouter ! s'écria Bleu en frappant derrière mon siège, coupant mon envie de rire. Bleu t'as vu ! Elwin... t'as... vu ! dit-il lentement, articulent bien chaque syllabe (ça lui coutait beaucoup de ne pas dire bleu dans chaque phrase !) Bleu t'as vu... par mes... yeux... à moi !

- Quoi ? m'écriais-je.

Bleu poussa un hurlement de rage, et je me repris aussitôt, levant les mains devant moi de peur qu'il perde patience et décide de me tuer :

- Ça va, répète pas, j'ai compris ! Elwin peut voir à travers tes yeux ?

- Bleu oui !

- Depuis quand il peut faire ça ?

- Bleu maintenant !

- C'est pour ça que t'es partie sans rien dire, tout à l'heure ?

- Bleu oui !

- Elwin m'a vu...

Je baissai la tête pour voir mes vêtements de prisonnier, puis mes mèches bleues dans le rétroviseur, et le psy à côté de moi. Aucune chance qu'il ait pu comprendre quoi que ce soit dans ce qu'il aurait vu.

- Et moi, je pourrais le voir ?

- Bleu non. Juste Bleu peut.

- Et juste Bleu peu te voir, et je te voie quand même ! m'énervais-je. Pourquoi je pourrais pas le voir, hein ?!

- Parce bleu que. Tu vois Bleu parce que Bleu le veut. Mais tu pas bleu, peut pas faire des trucs de Bleu.

Je soupirais en m'enfonçant dans mon siège. Parce que le psy l'avait demandé, je résumai la conversation ; Elwin nous a vus. Mais moi, je peux pas le voir. Parce que je ne suis pas Bleu. Si seulement je pourrais savoir ce que ça prend vraiment pour être un bleu. J'ai déjà les cheveux, les yeux, la monture de lunettes et le pantalon bleu. Qu'est-ce qu'il me faut de plus ?

Je m'apprêtai à poser la question, mais le psy parla avant moi :

- Une barrière. Je t'avais avertie que je pourrais pas t'emmener loin.

Je regardai à l'avant ; je voyais des lumières bizarres, mais je n'étais pas vraiment sûr de ce que c'était, puisque mes lunettes n'étaient pas adaptées à ma vision ; Samuel avait cassé mes bonnes lunettes. Mais je devinais tout de même assez bien ce qui se présentait devant nous ; une voiture de police, arrêtant tout le monde qui allait passer devant lui pour s'assurer que tout était en ordre. S'assurant aussi du même coup de retrouver le petit voyou qui s'était enfui de la prison pour jeune.

- Oh, merde, murmurais-je. Ça y est, ça commence.

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