Chapitre 3 - Partie I

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Je n'eus aucune nouvelle de Noah au cours de la semaine qui suivit les fiançailles. Alors, même si ce très bel homme avait su faire naître en moi un intérêt évident, je m'étais faite une raison et j'avais relégué cette danse partagée avec lui au rang de souvenir agréable. Dire que je n'étais pas déçue aurait été un mensonge, mais j'avais été trop meurtrie par le passé pour y prêter une importance démesurée. Je ne savais pas s'il avait été simplement trop occupé pour le thé qu'il m'avait proposé ou s'il avait finalement changé d'avis, s'il préférait la brune élancée qui lui servait d'amie et de collègue à une rousse pulpeuse... Bon, j'étais peut-être un peu plus déçue que je ne voulais bien me l'admettre, parce que je partais du principe que quand on invitait une femme à sortir, on tenait sa parole.

Les journées au salon n'en finissaient pas alors cela eut au moins le mérite de me faire relativiser : je n'aurais, dans tous les cas, probablement pas eu le temps de sortir pour discuter des surprises que Rose nous avait demandé de mettre sur pied pour le jour J. Raph et moi avions eu droit à un défilé non négligeable de jeunes femmes à peine sorties de l'adolescence qui profitaient du printemps pour se faire tatouer des petits flashs, avec l'idée évidente de vouloir les arborer fièrement à la plage cet été. Si je n'avais rien contre les petites salamandres à la cheville du moment que les clientes avaient bien conscience du manque d'originalité de la chose, Raphaël avait plus de mal à supporter de cantonner son talent à ce genre d'œuvres alors que son cerveau bouillonnait de créativité et ses doigts de talent. Tout comme moi, il aspirait à plus, à plus novateur, et si nous avions malgré tout souvent l'occasion de tatouer ce qui nous plaisait vraiment, nous n'avions pas complètement notre mot à dire quant à la clientèle. Jonas visait davantage l'argent que le prestige, et c'était un détail sur lequel nous n'étions pas forcément d'accord.

Notre rêve un peu fou était de parvenir, un jour, à ouvrir notre propre salon en ville. C'était quelque chose de gérable, question budget, mais on ne pouvait décemment pas se lancer dans ce genre de manœuvre sans assurer un minimum nos arrières. Nous avions des clients fidèles qui n'hésitaient pas à faire fonctionner cette bonne vieille machine du bouche-à-oreille et à laquelle nous devions une bonne partie de nos clients actuels. Mais nous voulions davantage de reconnaissance avant de nous lancer ; renforcer la solidité de notre réputation avant de nous jeter à l'eau. Alors, mine de rien, nous avions prévu d'assister à quelques conventions au cours de l'année pour faire parler de nous. Comme l'avait dit un jour un grand sage « on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs », alors si nous voulions nous populariser, il fallait y mettre du notre et aller davantage au contact.

J'étais penchée entre les seins d'une de mes clientes quand un grand blond aux yeux presque dorés refit surface dans ma vie, environ dix jours plus tard. La jeune femme en question avait un courage rare et serrait les dents pour ne pas se mettre à pleurer comme une petite fille. Le tatouage au niveau du sternum était l'un des plus douloureux et j'admirai sa détermination sans failles. En outre, j'avais pris un plaisir monstre à orner sa peau claire d'une plume de paon gracieuse toute en couleurs vives, dans l'œil de laquelle elle voulait qu'on ait l'impression de plonger dans un ciel étoilé. J'étais particulièrement fière de moi sur ce coup-là, concernant la minutie et les détails qui rendaient cette œuvre vivante. J'adorai de façon générale les tatouages toute en finesse et lignes délicates, ce qui expliquait pourquoi je m'étais d'emblée tournée vers l'ornemental et le graphique. Et puis j'étais tombée amoureuse de l'aquarelle et de ses effets légers comme de l'air, de ses couleurs douces mais dynamiques.

Ma clientèle était presque exclusivement féminine et, si je regrettai parfois de ne pas avoir plus de contact avec un public masculin, j'aimai tellement embellir le corps des femmes que cela paraissait dérisoire. Il fallait dire que j'avais eu un véritable déclic quand une femme dans la petite cinquantaine, avec une joie de vivre phénoménale, m'avait donné le privilège de mettre en valeur une poitrine abîmée par une mastectomie. Ça avait été le plus gros challenge de ma vie, sans aucune comparaison possible. Mais quand j'avais vu les étincelles de bonheur et de gratitude dans ses yeux, j'avais su de façon claire et définitive que je voulais aider les femmes à accepter leurs corps et à le mettre le plus en valeur possible. Ça pouvait paraître ridicule, insensé, mais mes clientes me laissaient toujours ce sentiment qu'elles s'aimaient davantage en quittant le salon, et c'était probablement la meilleure récompense possible.

Arte Corpus 1 - Tori et Noah (Sous contrat d'édition chez Plumes du Web)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant