Chapitre 1

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La pluie s'abattait à flot contre le toit du car, ruisselant contre les vitres à un point tel qu'on ne voyait même pas le paysage détrempé du nord de l'Italie. Maëva était assise à côté de Léane, ses écouteurs vissés dans ses oreilles. Léane était du côté de la vitre, mais celle-ci était glacée, aussi elle avait la tête confortablement posée sur l'épaule de sa meilleure amie. Elle ne savait pas trop où regarder – son téléphone n'avait même plus assez de batterie pour qu'elle puisse s'occuper un minimum, aussi ses yeux étaient naturellement posés sur Clarence Jane. Deux mètres devant Léane, en diagonale, Clarence était assise et tournait la tête en direction du rang pile devant la jeune fille, ainsi elle avait tout le loisir de la regarder. Son visage, d'abord concentré sur ce que lui disait son amie, se fendit d'un large sourire. Soudain, c'était comme s'il ne pleuvait plus, comme si le soleil était revenu et qu'il tapait en plein dans l'œil de Léane. Elle en eût le souffle coupé.

Ils devaient approcher de Milan, puisque la professeur se leva et rampa quasiment jusqu'au haut-parleur en se tenant fermement aux rangées de sièges. Le conducteur ne roulait pas vite, pourtant. Elle parvint à sa hauteur, lui glissa quelques mots et décrocha l'espèce de micro pour que tout le monde puisse l'entendre – même ceux qui dormaient tout au fond du bus. Elle réclama le silence en italien, et comme personne ne comprit, elle l'obtint immédiatement.

― Nous restons deux jours à Milan, dans un hôtel, dit-elle comme si les élèves n'étaient pas au courant. Je me suis chargée de faire les groupes afin de mélanger la classe de premières avec celle de terminales, afin d'avoir un niveau B1 et B2 dans chaque chambre, comme ça vous pourrez vous entraider. S'il y a un problème, je peux les changer, mais seulement s'il y a un risque que je me retrouve avec un cadavre dans les bras, compris ?

Elle scanne les visages endormis qui lui font face, et lorsque quelques élèves hochent la tête, elle paraît satisfaite. Elle est la seule que la pluie n'a pas désespérée – elle, et Clarence, qui reste imperturbable en toutes circonstances.

― Bien, j'appelle les groupes : Brice et Romain... S'il y a un problème, vous criez, je ne ferai pas de pause. Donc, Brice et Romain, Carl et Thomas, Benjamin et Raphaël...

Et ainsi de suite. Elle énumère tous les prénoms des garçons, et personne n'a omit d'objection. Il faut dire, elle a fait des groupes en fonction des habitudes de ses élèves, mais elle ne s'attendait pas à un tel succès. Elle continue avec les filles, puis :

― ...Clarence et Léane. Ça vous convient ?

Sur son siège, Léane sursaute violemment et Maëva éclate d'un rire discret, le visage fendu en deux par son hilarité. A leur plus grande surprise, Clarence hoche la tête. Elle ne demande même pas l'avis de Léane, qui est soudain tendue, mais qui ne se permet pas de mettre à mal toute l'organisation. De toute façon, elle n'est pas ennemie avec Clarence. Elle reste silencieuse et figée, son regard brûlant posé dans la masse de cheveux châtains de Clarence qui ne s'est plus retournée. Lorsque le rire de Maëva s'estompe, elle regarde sa meilleure amie :

― T'as sucé la prof ou quoi ? demande-t-elle.

Sous le regard noir de Léane, elle se remet à rire, puis elle pose la main sur son bras après avoir essuyé une larme.

― Allez, vois le bon côté des choses... Tu vas pouvoir la matter.

Léane se dégage de son contact, se renfonce dans son siège et lâche un « mouais » sceptique. C'est justement le problème.

Depuis la rentrée de septembre, Clarence et Léane ont un comportement semblable au jeu du chat et de la souris. Léane ne sait pas à quoi elles jouent exactement, mais elle trouve ce comportement inutile et il ne l'amuse pas. Pourtant, elle ne peut pas s'empêcher de jouer. Tous les mercredis, elles s'envoient un message. Elles parlent toujours très peu, et uniquement ce jour-ci, et c'est toujours Clarence qui met fin à la discussion. En face, lorsqu'elles se croisent au lycée, à part se tarauder du regard, elles ne font strictement rien. Clarence lui a souri une fois, mais Léane a été tellement émerveillée par sa beauté qu'elle a gardé un air distant qui n'allait pas avec le contexte. Depuis, Clarence s'était refermée et n'avait plus essayé de le faire.

Léane ne sait pas si sa cadette a comprit que partager la même chambre les obligerait à se parler. A cesser de se fuir continuellement. « Peut-être s'en fiche-t-elle... » se dit Léane. Mais elle ne veut pas que la distance entre elles disparaisse. C'est la seule chose qui la retient d'en tomber amoureuse.

Le car s'arrête et la prof se frotte les mains. Il est dix-sept heures mais il pleut à verse alors ils resteront à l'hôtel, dans les chambres ou dans le hall. Elle lance quelques instructions, puis les élèves sortent du bus, se hâtant de récupérer leurs affaires dans la soute pour se ruer à l'intérieur du bâtiment. La prof tend son pass à Léane et lui informe qu'elle a déjà donné l'autre à Clarence. Elle la remercie, prend l'ascenseur et atterrit dans le couloir. Clarence est adossée au battant de la chambre, les bras croisés. Lorsqu'elle voit sa colocataire de fortune, elle se tourne et déverrouille la porte. Elle met sa carte dans un boîtier pour mettre en marche l'électricité et jette son sac sur l'un des lits. Elle ne parle pas, alors Léane non plus. Celle-ci sort les affaires de son sac à dos, part laver sa gourde à l'évier de la salle de bains. Clarence s'est débarrassée de ses chaussures et allume la télévision. Son aînée pense comprendre qu'elle ne bougera pas d'ici. Quant à elle, elle ne sait pas. Rester ici, ou rejoindre Maëva en bas, dans le hall ?

Comme si sa meilleure amie avait capté son questionnement, son téléphone se met à sonner et son nom s'affiche.

― Allô ?

― Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ?

― Je sais pas, dit Léane en s'adossant contre un mur.

― Tu me rejoins ou pas ?

― Je sais pas.

Cette fois-ci, en parlant, elle regarde Clarence qui lève les yeux vers elle. Du bout des lèvres, elle lui chuchote « reste », et ne la quitte plus du regard. Léane ne sait pas pourquoi, mais elle décide d'obéir sans consulter son cerveau.

― Je reste dans la chambre. On se voit plus tard ?

― Aucun soucis, à plus !

Elle raccroche et baisse son téléphone, fixant toujours Clarence en essayant de comprendre pourquoi elle voulait qu'elle reste. Elle semble pourtant ne pas vouloir parler, alors que son murmure était déjà une façon de lui adresser la parole. C'est bien, elles avancent. Clarence sourit, mais ce sourire n'a rien d'agréable et la jeune fille le sent immédiatement.

― C'était un test, dit-elle. J'étais sûre que tu allais rester si je te le demandais. Mais en fait, moi, je file.

Elle saute du lit, retire sa carte du boîtier et la télévision s'éteint. Elle pousse la porte, en chaussettes, et disparaît dans le couloir. « Quelle garce », se dit Léane. « Je suis vraiment conne pour m'être faite avoir comme ça, si facilement. La prochaine fois, même si elle a besoin d'un truc, elle se démerdera. »

Elle prend son téléphone et rappelle Maëva pour lui dire qu'elle la rejoint, et elle sort en emportant la carte qu'il reste avec elle.


Pour elle...Where stories live. Discover now