Chapitre 18

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Quand Emma poussa la porte de la chambre, l'effet fut similaire à celui produit par un bulldozer. Elle bousilla tout sur son passage. J'étais sous la douche, pot de transpiration ambulant qui tentait de se débarrasser aussi bien de la sueur que de l'envie furieuse de pratiquer un bouche à bouche à Ed Larkin. Et pourtant, j'avais aisément reconnu les cris de ma colocataire suivie d'une petite voix douce qui tentait vainement de la calmer. Torie. Et comme si Emma n'était pas assez bruyante, il fallait aussi qu'elle s'immisce, sans préambule, dans la salle de bains pour déverser sa rage à un plus grand public. C'était du Emma tout craché. Quand elle était énervée, les moments intimes passaient aux oubliettes. Elle s'asseyait sur les toilettes ou faisait les cent pas -comme dans ce cas-ci, je présumais- pendant que derrière le rideau de douche je mimais de l'écouter. Pour être honnête, je m'étais renseignée pour l'installation d'un verrou dès la troisième semaine de notre arrivée à la FIU. Néanmoins, j'avais abandonné l'idée quand j'avais pris conscience de sa force surhumaine à tout casser. C'était fou comment Torie et moi on était réduites à trouver normale les situations les plus scabreuses.

- Kayla ! Il faut absolument qu'on parle.

"Il faut absolument qu'on parle". Notez l'erreur. Elle s'apprêtait à cultiver une conversation à sens unique. Ce qui, à priori, n'était pas la définition d'une discussion, mais elle manquait de justesse sur l'usage de ses propos.

- Je veux faire renvoyer l'espèce de crétin misogyne qui vient de se faire embaucher au coffe shop Uncle Joe's, dit-elle en appuyant sur chaque syllabe comme si elle parlait à une demeurée.

Le coffe shop était un membre actif de notre vie. Que ce fut en Floride ou au Minnesota, c'était l'habitude made-in-USA à ne pas supprimer de notre liste fétiche. Emma ne pouvait pas passer une journée sans aller se chercher un de ces grands gobelets recouvert d'un bouchon en plastique. Quant à moi, je n'avais pas autant de mal à y résister bien que mon discours évoluait en fonction des périodes de l'année. Pendant les partiels, je croyais bien que je faisais tourner l'économie de l'état tout entier rien qu'en consommant cette boisson stimulante. Quand on entrait dans ces institutions on distinguait toujours deux catégories de personnes et ce, quelque fut l'endroit : ceux qui allaient se chercher précipitamment un café avant le boulot ou ceux qui usaient et abusaient des chaises pendant des heures interminables, perdus dans un bouquin ou tout simplement dans leurs pensées.  Bref c'était une sorte de refuge convivial, le genre d'endroits où tout le monde nous souriait (ou presque à en noter la future anecdote d'Emma).

Celle-ci prit une grande inspiration et enchaîna d'une traite :

- Tu ne devineras pas ce qu'il m'a fait ? Je suis outrée, offusquée, estomaquée d'un tel culot. J'étais en train d'attendre mon tour avec Torie et Flo. J'ai rencontré Flo sur le parking la semaine dernière. Tu te souviens ? Sa voiture est tombée en panne. D'ailleurs, c'était un vrai tas de ferrailles, pire que la tienne. Bref, peu importe. Donc une fois mon tour arrivé, je passe ma commande, un café viennois, comme d'habitude. Et misère, il me manquait un dollar. Même après lui avoir sorti ma plus belle dentition, mon plus beau battement de cils et mon plus beau jeté de cheveux, il a refusé de me faire cadeau d'un dollar. Finalement, Flo a gentiment proposé de compléter la somme pathétique vu que cet idiot était déterminé à m'humilier. Franchement, je m'étais jamais sentie aussi mal à l'aise.

- C'est tout ? M'étonnai-je en attachant mon peignoir. Il ne fait que son boulot Em.

Quand j'ouvris le rideau, je me retins de ne pas rire. Torie était assise sur les toilettes et se limait les ongles alors qu'Emma, rouge de colère, tournait en rond. Elle donnait l'impression qu'une bombe était sur le point d'exploser dans la chambre et qu'elle était la seule à pouvoir la désamorcer. Or, ici la seule bombe prête à exploser c'était elle. Difficile de s'auto-désarmorcer.

HEAVEN [en pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant