HEAVEN [en pause]

Chapitre 12

Quelqu'un de politiquement incorrect avait dit un jour que la vie était un long fleuve tranquille. Mais, je croyais bien me concernant qu'il s'agissait plutôt d'une descente tumultueuse en canoë dans les gorges d'une rivière déchaînée. Descente qui aboutirait indubitablement à une noyade.

Cette pensée me fit réfléchir. J'eus beau comprendre très nettement les paroles de mon père, j'avais tout de même besoin de temps pour les assimiler et me faire à l'idée que ma chambre serait partagée avec une gamine de huit ans. Génial ! La perspective d'une famille recomposée déclencha des soubresauts de dégoût dans mon ventre. Je n'étais pas de nature rancunière ni intolérante. J'étais davantage possessive et sentimentale, amenant chacun à se poser des questions quant à mes sautes d'humeur maladifs. Sautes d'humeur qui constituaient en tout et pour tout un attachement profond à ma famille. Je gardais un souvenir très net du couple que formait mes parents et imaginer mon père avec une autre femme me rendait folle, au sens littéral du mot.

Avec un soupir, je piétinais l'herbe fraîche de le FIU avec rage. Encore un trait de mon caractère qui ne me faisait pas défaut. Très jeune, j'avais compris l'effet avantageux de l'expression "taper du pied". C'était une manière peu commune d'expulser la colère.

Arrivée devant l'antique bâtisse résidentielle, je pilai net et fis demi tour. Après mure réflexion, il était hors de question que je me heurte à la tornade Emma. Elle péterait sûrement une durite en apprenant que mon père avait rencontré quelqu'un. À en juger par le ton hystérique qu'elle employait pour un rien, je ne pouvais qu'imaginer sa réaction à pareille contexte. Elle se mettrait dans tous ses états et hurlerait comme un folle. Évidemment, Emma ne faisait jamais dans la nuance. Pour être honnête, je n'avais aucune certitude de son opinion. Je n'étais déjà que peu sûre de la mienne. Une partie égoïste en moi -dont j'ignorais la proportion jusqu'à aujourd'hui- avait pris le dessus sur ma bonne conscience. Bon sang, j'avais envie de fuir le plus loin possible de cet endroit !

Je résistai néanmoins à cette tentation alléchante et décidai de me concentrer sur mes priorités actuelles. Le pas incertain, je me dirigeai donc vers la bibliothèque. J'eus tout le loisir d'admirer les effets bénéfiques de cette journée pourrie sur mes études...si tant est qu'elle en ait. Mais est que ça changeait quelque chose au problème ? Bien sûr que non. Je sentais toute la rancœur et l'appréhension se mouvoir en moi. J'étais épuisée et vexée par tant de rebondissements que je n'assumais hélas plus. La simple vision de Catherine et mon père ensemble me hérissait. Il valait sans doute mieux que je ne rentre pas tout de suite, en fin de compte.

En pénétrant dans la bibliothèque, l'ambiance reposante et silencieuse m'apaisa brièvement de quoi me laisser aller le temps d'un court instant au calme réparateur des lieux. La pièce était pratiquement vide. J'étais forcée de constater que rares étaient ceux qui s'armaient de courage pour y pénétrer. Se prélasser dans un bar, une bière à portée de mains était une des nombreuses façons amusantes pour les étudiants de finir la soirée.

Je m'assis à une table reculée, sortis mes cours et les relis avant de m'y mettre sérieusement. J'admettais être habituellement beaucoup plus régulière dans mon travail ce qui me permettait de ne pas avoir une masse de choses à apprendre. Or, depuis une semaine, j'avais relâché cette assiduité qui me caractérisait tant, trop influencée par mes écarts fêtards. Voilà pourquoi je me devais d'arranger la situation. Sans grand succès. Comment se concentrer quand tout en moi aspirait à exprimer fureur et tristesse, un mélange peu ragoutant ? Du reste, les petits caractères d'encre dansaient devant mes yeux ou plutôt me narguaient. Shakespeare, les soeurs Brontë, Jane Austen...Guère réconfortant. La littérature anglaise était une partie peu originale du programme. J'avais déjà tout lu.