16-Nashera

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Zaherd Lakkar avait déjà vu cette scène des dizaines de fois. Il se souvint qu'à la première, il en avait été ému à la nausée. Puis à la seconde, son cœur avait appris à s'endurcir. Il ne lui en avait guère laissé le choix d'ailleurs : à la troisième il avait prêté main-forte alors qu'il savait que l'esclave était forcément innocent. Mais il fallait le vérifier. Depuis, ce spectacle l'indifférait ; il ne s'agissait que de mécanique du corps et de procédures techniques dans le but d'obtenir des informations. Il n'était pas de ceux qui prétendaient que la torture est un art.

Aujourd'hui l'homme qui hurlait comme une bête à l'agonie, ahanant pourtant encore des sons humains en implorant pitié était coupable. Donc ce qu'il pouvait endurer, le Légide de Mélisaren n'en avait cure. Mais il voulait des réponses. Le prisonnier souffrirait tout ce qui serait nécessaire pour qu'il en fournisse.

Le crissement des cordes, pareil à un craquement, claqua dans l'air charrié de miasmes, donnant à croire que le corps du supplicié se disloquait en une nouvelle vague de hurlements déchirants. C'en était trop pour Mériaden, le secrétaire particulier de Zaherd qui avait jusque-là voulu éprouver son courage devant son supérieur. Le jeune homme, pourtant réputé pour son ambition et sa détermination n'eut pas le temps de dépasser la porte de la salle de torture qu'il rendit tout le contenu de son estomac contre la pierre nue.

Zaherd aboya vers lui :

— Tu ne trouvais pas que cela puait déjà assez ? Déguerpis et retourne à mon office. La journée risque d'être longue et je sens que les tribuns vont défiler devant ma porte.

Mériaden opina sans insister. Il n'en aurait pas supporté plus. Ramenant le pan de son manteau pourpre sur son épaule pour s'assurer que celui-ci n'allait pas trainer dans sa vomissure, il passa l'encadrement obscur de la cellule enfouie dans les profondeurs du château de la capitainerie. Ses murs épais n'avaient pas été maçonnés par hasard. Les hurlements des suppliciés ne s'y devinaient qu'à travers d'étroits soupiraux.

Le Légide revint au tortionnaire qui, s'il avait ôté ses épais et couvrants atours de cuir tâché de sang et d'ichors, aurait pu être pris dans la rue pour un simple ouvrier dont le visage rond et barbu, aux cheveux noirs retenus dans un lâche catogan prêtait à la confiance. Les apparences ne voulaient souvent rien dire et il le démontrait sans aucun artifice. Il s'activait aux engrenages du chevalet d'écartèlement, penché sur le spadassin, l'air si détendu qu'il n'aurait manqué qu'il sifflota pour rajouter à l'incongruité du spectacle. Sa victime avait été ramenée au matin par un des chefs de garde de la ville, en même temps qu'un récit qui avait provoqué une panique dont Zaherd se serait bien passé.

Mais le résumé des faits était simple : cet homme et ces complices, tous morts, avaient fait pénétrer dans la basse-ville des victimes atteintes de la Rage et les avaient lâchés dans les rues. Les conséquences en seraient terribles et le seul espoir, maintenant, c'était que Duncan n'ait pas surestimé l'efficacité de son traitement.

Zaherd n'était Légide de toutes les forces armées de Mélisaren pour rien et n'avait aucun doute que, depuis la contamination d'Erasthiren, tout avait été soigneusement fomenté dans le but d'atteindre sa ville et de la frapper en plein cœur, à coup sûr pour une future action militaire. Son intuition lui soufflait déjà une réponse, de sinistre augure pour les jours à venir. Mais on ne dirigeait pas une dizaine de milliers de soldats en tenant tête à tous les tribuns et aristocrates d'une cité-état sur la simple base d'intuitions.

Le Légide tourna la tête vers la quatrième personne présente dans la vaste cellule, et qui, silencieuse, observait le supplicié. Caché sous un épais manteau noir à la capuche liserée de rouge rabattue sur le sommet de son front, celui-ci restait silencieux et n'approchait pas plus qu'il ne fournissait la moindre assistance au bourreau. Zaherd ne redoutait plus grand-chose de ce que le monde pouvait lui réserver de mystères et de surprise. Mais cet homme-là, il avait appris qu'il fallait le craindre.

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant