10- La Rage, partie 1

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— Raconte-moi alors : comment es-tu arrivé sur Loss, si tu t'en souviens ?

Duncan était penché sur Lisa, elle-même assise en tailleur sur un tapis épais dans un coin du bureau des médecins de l'hospice. Depuis la veille, elle avait enfin la permission de se lever et quitter le lit. Si les premières heures avaient été un peu difficiles — elle avait l'équilibre encore mal assuré et devait gérer quelques vertiges — cela allait bien mieux. Depuis son réveil, elle accompagnait partout le vieux physicien, qui avait commencé par lui montrer ce qui avait pour la jeune femme des allures de trésors : sa bibliothèque. C'est ainsi penché sur un livre qu'il avait retrouvé Lisa après sa visite matinale des patients du jour.

Elle angoissait un peu, la moue inquiète, appréhendant une réaction colérique à son audace d'avoir touché et commencé à lire le volume posé devant elle, qu'elle fixait, les pupilles tremblantes. Elle tenta de surmonter la trouille pour répondre à la question un peu incongrue de Duncan qui examinait son épaule mais elle n'en eut pas le temps. Le vieux médecin pouvait sans mal sentir le stress de la jeune femme ; il reprit :

— Tsk tsk, cesse d'être apeurée ; tu as ma permission pour lire tout ce que tu voudras ici, Anis. Les ouvrages que tu ne dois jamais toucher sont sous clef : tu ne risques donc pas de faire une bêtise.

Lisa répondit d'un hochement de tête, la moue rendue penaude à réaliser qu'elle s'était fait une peur inutile, ce qui fit rire le vieux médecin :

— Tu as une bouche pour répondre. Prends ton temps, mais tu avoueras que c'est plus pratique pour discuter si tu en uses, non ?

Le rire fut mutuel, cette fois-ci. Lisa le savait, elle se détendait toujours plus facilement et aisément en compagnie de Duncan. Le vieillard alerte et malicieux avait vite compris comment procéder pour rassurer la jeune femme ; il avait aussi rapidement réalisé qu'il pouvait considérer cela comme un petit privilège. Lisa affichait constamment une peur des hommes qui se comparait sans peine à une phobie, elle en avait d'ailleurs les symptômes. Même sans l'avertissement de Jawaad, il avait pu le constater de lui-même.

— Je... j'avais peur que... que toucher à vos affaires ne vous mette en colère, maitre. Je... je sais que... en fait je ne sais jamais ce que j'ai permission de faire ?

— Tout ce qui n'est pas une bêtise évidente ou qui peut abîmer mes affaires, mettre le feu ou encore provoquer un accident. Et, bien entendu, rien qui pourrait gêner les personnes libres de mon hospice : il te suffit pour cela de les éviter avec politesse et respect. Azur a trouvé ses marques ici, tu les trouveras à ton tour. Ton épaule guérit bien ; je pensais t'implanter rapidement le symbiote que Jawaad a choisi pour toi, mais il m'a dit vouloir le faire lui-même. Tu vas cependant pouvoir commencer à aider un peu aux tâches ménagères... si bien sûr tu t'ennuies de lire ?... Mais tu ne m'as toujours pas répondu, Anis.

Ha oui, la question. Lisa rougit brièvement de gêne : comment était-elle arrivée sur ce monde ? Souvent elle avait tenté de se rappeler des détails. Mais c'était un immense trou noir, d'autant plus frustrant que Lisa avait réalisé que depuis, justement, elle se souvenait de presque tout avec une acuité si aiguë qu'elle avait pu se répéter les premiers échanges tenus entre Sonia et Priscius dans le Jardin des Esclaves d'Armanth, à un moment où elle comprenait à peine l'athémaïs. Et cette fois, elle avait pu bien sûr traduire leur discussion sans trop de peine ; mais avant cela : rien. Elle se souvenait à peine des dernières semaines de sa vie terrestre. Il lui restait seulement le souvenir confus de ce suicide lent et programmé qu'elle avait embrassé à bras le corps, tandis que défilaient les seringues d'héroïne à ses veines tellement usées qu'elle avait commencé à se piquer à la cuisse.

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenWhere stories live. Discover now