13 - Le chant

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Devant elle s'étalait la plaine immense et cette armée aux allures antiques, dont les feux et les tentes s'étendaient à l'infini. Elle était à nouveau sur la butte dominant le champ de bataille. À l'horizon, à peine discernables, les murs formidables d'une cité dont elle connaissait le nom. Une information pourtant incongrue : elle savait que cette ville se nommait Antiva ; elle savait aussi que ce nom existait. Mais elle avait tout autant conscience qu'elle ne pouvait pas le connaître et, désormais, elle se rappelait parfaitement que jamais elle ne l'avait entendu.

Mais la guerrière aux atours grecs et à la longue chevelure rousse d'une couleur si semblable à la sienne n'était pas là. Tout ce qu'elle voyait depuis la petite butte herbeuse semblait reconstruit par sa mémoire, plutôt que vécu comme réel à l'instar des visions précédentes. Lisa comprit : elle rêvait. Et son rêve reconstruisait en détail la scène de cette immense plaine qu'une intuition étrange lui disait être quelque part au nord des Plaines d'Étéocle. Là encore, il n'y avait rien qui expliqua sa certitude.

Elle pouvait détailler sa vision, cette fois : les hommes appartenaient à une coalition d'états et de peuples très divers et leur équipement était désuet, si elle le comparait à ce qu'elle avait pu observer de visu à Mélisaren et Armanth. Ils n'avaient pas d'armes à impulsion : seulement quelques arbalètes à la mécanique simple, des arcs, des lances, des glaives et des boucliers. Plus loin, Lisa devina des machines de guerre ; d'une pensée, elle figea cette partie de son rêve comme d'un simple clic sur une télécommande. Elle se souvenait de la scène avec la clarté et la précision d'un arrêt sur image qu'elle pouvait observer à loisir. Le sentiment d'un tel pouvoir sur son propre esprit fut plus une surprise qu'une exaltation, mais elle en conçut immédiatement un plaisir rassurant. Elle détailla les machines : des balistes, des onagres et, plus loin, de hauts beffrois. La structure de ces lourds appareils était fatiguée et abîmée ; elle pouvait y deviner aisément les nombreuses réparations. Lisa fit revenir le film de sa vision en arrière sur quelques plans, pour scruter à nouveau les hommes les plus proches qu'elle pouvait distinguer. Elle y vit la même chose qu'avec les machines : des soldats vétérans fatigués, couturés et usés par la guerre, auprès de jeunes gens effrayés par les armes et l'immensité de leur propre armée disparate. Elle put au passage noter les emblèmes, les étendards et les couleurs.

Elle se demanda bien ce qu'elle pourrait en faire, avant de sourire dans son rêve : elle pourrait sûrement se souvenir à volonté de tout, désormais. Et quand bien même n'était-ce finalement qu'un rêve et même si elle était persuadée du contraire, elle pourrait chercher dans les livres de l'hospice, mais aussi peut-être ailleurs et ainsi découvrir le sens de sa vision.

Lisa allait s'interroger sur comment se déroulerait la suite de ce rêve où elle parvenait à tout arrêter et observer à loisir et surtout si elle pouvait décider d'en sortir et se réveiller. Mais celui-ci reprit sans obéir à sa volonté. Elle sentit quelque chose qui vint lui vriller le ventre et faire écho dans tout son corps jusqu'à résonner à son esprit. C'était comme le tintement, à peine perceptible, mais ininterrompu, d'un verre de cristal. Et soudain, l'horizon s'embrasa. L'espace d'un court instant, elle revit en détail les quelques secondes qui suffirent à détruire Antiva dans un souffle d'apocalypse. L'immense boule de feu, de magma et de gaz de roche dévora le ciel en s'élevant ; elle perça l'atmosphère pour la déchirer jusqu'aux franges du vide de l'espace et Lisa ressentit l'agonie de cette parcelle de planète dévastée, aussi impossible soit-il de le percevoir. La résonance s'amplifia encore et elle eut l'impression que son corps tout entier vibrait. Elle voulut crier, horrifiée ; elle tenta de fuir ce spectacle si monstrueux et cette sensation qui lui était si étrangère.

Elle se réveilla.

Azur dormait sur le lit à côté du sien, en chien de fusil ; elle pouvait l'apercevoir sous la clarté douce et bleutée d'Ortentia. Le réveil brutal de Lisa ne l'avait même pas fait bouger. Celle-ci en soupira d'aise : Azur avait été droguée par Lilandra pour s'assure que la psyké passerait une nuit paisible. Mais la sensation de vibrance, bien que plus fugace, ne voulait pas cesser. Il y avait quelque chose, quelque part, qui résonnait avec elle : elle ne l'entendait pas mais le ressentait, comme ces ondes sourdes d'une fréquence trop basse pour être audible. Elle se souvint qu'elle avait expérimenté la même chose, bien plus violemment, devant les Ordinatorii quand Azur avait été fouettée. Il y avait sur eux quelque chose qui avait voulu chanter avec elle et elle avait failli y céder. Ce qui aurait été, elle l'avait compris depuis, une catastrophe.

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant