Umbrae Proles 1 : L'héritier du loup

31 - L'abandon

 L'aiguille s'enfonça une dernière fois dans la peau afin de joindre les deux berges de la plaie, puis Anki coupa le fil après avoir formé le nœud. Il s'apprêta à murmurer les mots qui accéléreraient le processus de guérison, mais son maître, soucieux de vérifier la qualité du travail, s'était levé.

Freyr se plaça devant le haut miroir afin d'examiner la ligne rouge qui séparait son torse en deux, juste au niveau du sternum. Quand un sourire satisfait étira ses lèvres cendrées, Anki éprouva un profond soulagement.

— Tu es un artiste, comme toujours.

Le compliment réjouit Anki. Ses yeux clairs emplis de ferveur, il approcha du sorcier. La formule qu'il prononça absorba les fils et souda la plaie en ne laissant qu'une marque rouge.

Freyr, après avoir contemplé son reflet une dernière fois, enfila une cotte d'un bleu presque noir, noua une ceinture argentée autour de sa taille et rassembla sa longue chevelure pour l'attacher sommairement. Il jeta ensuite un regard au cadavre ligoté sur l'établi. Son serviteur avait scié le sternum et écarté la cage thoracique afin d'extirper le noble organe. Le sang avait inondé le bois de la table ainsi que le sol ; le donateur vivait encore lorsqu'Anki avait œuvré, pas tant parce que Freyr avait besoin d'un cœur frais que parce que son apprenti avait pris goût à torturer leurs prisonniers. La douce mélodie de leurs cris d'épouvante l'encourageait à une tâche trop souvent salissante. De toute façon, ils refusaient de s'agenouiller devant son dieu bien-aimé et ne méritaient donc pas d'être traités comme des êtres humains. Il n'oubliait pas non plus ce que des cancrelats semblables à eux lui avaient fait avant que son dieu ne le sauvât.

— Tout vous convient-il ? demanda Anki.

Croiser les iris vairons de Freyr suffit à l'enflammer, et il trembla d'expectative quand le sorcier le rejoignit. La main de son maître se posa sur sa joue. Du sang y avait séché.

— Tu ne devrais pas douter autant de toi, susurra-t-il.

Ravi, Anki se blottit contre son dieu. Il se sentit rasséréné en entendant son nouveau cœur palpiter sous sa cage thoracique et ferma les yeux avec un sourire.

Lorsque Freyr avait quitté son château quelques mois plus tôt, il l'avait prié, en vain, de le laisser l'accompagner afin de fournir les soins constants que son enveloppe mortelle requérait. Il ignorait à qui il s'était confronté – forcément d'autres divinités –, mais Freyr était revenu dans un tel état qu'il n'avait pu contenir des larmes d'émotion. Ses chairs s'étaient ramollies, sa peau suintait... S'il n'avait vu pire depuis que son maître lui avait accordé l'éternité, il n'aurait jamais cru possible de le soigner. Fort heureusement, il avait appris la science et les enchantements nécessaires pour accomplir le miracle. Et si Freyr ne cicatrisait pas aussi aisément qu'un mortel, suturer les plaies aidait.

— Monseigneur, s'enquit une voix dans le dos d'Anki. Nous avons des visiteurs.

Freyr s'écarta, et Anki cacha mal sa contrariété de voir l'attention de son dieu ainsi détournée. Il jeta un regard venimeux à la jeune femme qui avait osé pénétrer son laboratoire. Même s'il ne s'intéressait guère aux créatures de son sexe, il la savait assez belle pour s'attirer les faveurs de leur maître. Sa jalousie empira un peu plus lorsque Freyr quitta la pièce et que sa rivale lui adressa un sourire vipérin avant de tourner les talons.

 Freyr pénétra dans la salle du trône d'un pas rapide sous les révérences respectueuses des mortels qui le servaient. Il n'accorda un regard à ses invités non désirés que lorsqu'il se fut installé sur son siège en bois sculpté. Encore qu'il ne leur offrit qu'un intérêt fort bref. Il préféra ensuite contempler ses ongles sombres. Il n'aimait pas les surprises. Encore moins lorsqu'elles étaient aussi déplaisantes et armées jusqu'aux dents – au sens strict du terme, puisqu'une douzaine de thérianthropes en armure souillait le dallage que ses domestiques peinaient tant à laver.