10 - La confession

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Cassian avait déchaussé Eudes, dans l'espoir que ses bottes lui conviennent, lorsque son odorat lui apporta une information qui le fit trembler : les siens n'étaient plus loin. Les chevaux des soldats morts hennirent et s'emballèrent. Il les entendit partir au grand galop.

Tout à coup, il regretta d'avoir éprouvé la patience de Lugan plutôt que de l'avoir supplié de l'emmener avec lui, dans le monde des Hommes. Il se consola vaguement à l'idée qu'il ne serait pas passé inaperçu avec son physique atypique. Tout le monde cherchait un lycanthrope roux et aux yeux vairons grâce à Lugan lui-même.

Il enfila promptement les bottes sur ses jambes nues, puis chercha une échappatoire. Sous sa forme humaine, il ne pourrait jamais courir assez vite et assez loin pour échapper à la meute. Par ailleurs, il ne supporterait guère une autre métamorphose éprouvante en aussi peu de temps. Il se résolut donc à attendre, l'angoisse lui nouant l'estomac.

Au bout de quelques minutes terribles, deux énormes loups, dont la fourrure tirait sur le marron, surgirent des fourrés. Ils retroussèrent leurs babines et grondèrent à sa vue avec agressivité. Cassian recula avec inquiétude, sachant qu'il n'aurait aucune chance s'ils l'attaquaient. Enide et son jumeau Ambroise étaient des Sang purs, aussi étaient-ils deux fois plus imposants que les vrais loups ou les Sang mêlés tels que Cassian. Alors qu'ils approchaient de lui en roulant des muscles, à l'évidence bien décidés à le saigner à mort, une louve s'interposa entre-eux – avec sa fourrure sombre, presque aussi sombre que celle de Lycaon, Cassian reconnut sans difficulté Mirelha. Bien que plus petite qu'Enide et Ambroise, elle les menaça avec témérité, prête à en découdre.

Sauve-toi.

Le message de Mirelha résonna dans son esprit. Non sans remords, Cassian obéit. Il se mit à courir pour mettre le plus de distance entre lui et les autres. Enide voulut s'élancer à sa suite, mais Mirelha bondit sur elle malgré la différence de stature. Elle enfonça ses crocs dans sa gorge pour l'immobiliser. Distrait, Ambroise se jeta sur elle plutôt que de se lancer à la poursuite de celui qu'il considérait comme un traître et une source de problèmes.


Cassian ne tarda pas à être essoufflé. Sous sa forme humaine, il était bien moins endurant. La végétation lui fouettait le visage. Les racines et les pierres se mettaient en travers de son chemin pour essayer de le faire tomber. Alors qu'il descendait une légère dénivellation conduisant à un ruisseau gelé, il glissa et s'écrasa sur la rive. Le manteau neigeux qui couvrait les galets amortit à peine sa chute. Les larmes roulèrent le long de ses joues. Son épaule l'élançait.

Il se releva difficilement, puis s'immobilisa. Lycaon se tenait debout sur l'autre rive ; non sous sa forme de loup, comme il aurait pu s'y attendre, mais sous sa forme humaine. Seuls trois mètres de glace les séparaient, une distance qu'il comblerait aisément s'il en ressentait le désir. Ses yeux verts le toisaient. S'il avait couru avec les siens pour le rejoindre, rien n'en témoignait, hormis peut-être ses longs cheveux noirs en bataille. Son souffle était calme, sa peau nullement couverte d'une pellicule de sueur.

Effrayé, Cassian chercha à battre en retraite. Un grognement l'en retint. Enide et Ambroise avaient vaincu la maigre résistance de Mirelha. Leurs yeux dorés brillaient dans l'obscurité. La louve, cependant, surgit à son tour en haut du dénivelé, accompagnée cette fois d'autres membres de la meute. Certains menacèrent à leur tour les deux frères, d'autres paraissaient indécis.

— Assez ! tonna Lycaon.

D'un bond, il franchit le ruisseau. Ses yeux lançaient des éclairs, tant à l'égard du duo qui poursuivait Cassian qu'à celui de Mirelha et de ses partisans. Le louvat sentit son aura colérique qui se répandait sur eux avec la promesse de sévèrement les punir s'ils persistaient à s'opposer.

— N'avez-vous donc rien appris après toutes ces années pour essayer de vous entre-tuer comme de vulgaires mortels ! cracha-t-il.

Enide et Ambroise, contrits de provoquer la colère de leur alpha, se couchèrent avec des gémissements plaintifs.

— Disparaissez !

Le sifflement de Lycaon fut suffisant pour que les membres de la meute filent. Très vite, il ne resta plus que lui et Cassian. Le louvat, tout en portant une main à son épaule douloureuse, gardait la tête baissée. Il n'osait pas regarder l'alpha, par crainte d'être bouleversé ou de céder à sa colère.

— Pourquoi as-tu fui ?

Cassian resta muré dans le silence. Lycaon franchit le dernier mètre qui les séparait. Il renifla.

— Tu empestes l'odeur de ce chasseur...

— Et alors ? murmura Cassian d'une voix presque cassée.

— Me détestes-tu ?

Le jeune homme releva les yeux sur lui, furieux. Lycaon resta inébranlable, même lorsque les poings de Cassian s'abattirent sur son torse. Même lorsqu'il lui entailla la joue de ses ongles aiguisés pour l'obliger à réagir.

— Tu as assassiné ma famille ! Tu m'as menti ! Alors comment peux-tu poser pareille question ?! hurla-t-il.

Lycaon le laissa le marteler pendant quelques secondes. Puis, lorsqu'il s'en lassa, il lui attrapa les bras pour le stopper. Son visage, jusque-là indéfinissable, laissa filtrer sa tristesse.

— Les chevaliers de Saint George ont assassiné des membres de la meute, des membres innocents qui, comme moi alors, avaient cru pouvoir vivre parmi les mortels. Ils les ont assassinés, eux et leurs enfants. Alors, j'ai pris les leurs en payement, le jour de la naissance de leurs faux dieux. Oui, j'ai ravagé chacun des villages d'où était originaire chacun de ceux qui ont fait couler le sang des nôtres. Et je ne le regrette pas...

— Mais ma famille... hoqueta Cassian. Tu tué des innocents pour le crime d'une poignée d'entre eux... ! Mes frères, mes sœurs...

— Ton père était un chevalier, coupa abruptement Lycaon.

Cassian chercha à se dégager, en vain. Lycaon glissa une main derrière son dos et l'attira contre lui, comme s'il cherchait à le consoler. Il plongea une main dans ses cheveux. Cassian se débattit encore avant de céder à ses larmes. Il refusait de telles explications, car elles ne faisaient que le plonger dans la plus intense des confusions et rendre un peu plus floue la frontière nette qu'il avait tracé entre le bien et le mal durant toutes ces années. Lugan, un homme en quête de vengeance et au service de l'ennemi, qui l'épargnait et protégeait sa sœur quitte à tuer ceux de son propre camp... Lycaon, qui assassinait sa famille, pour mieux lui apprendre ensuite qu'il ne l'avait fait que pour venger les siens... Quel camp était-il censé choisir si ceux qui l'entouraient n'étaient ni noir ni blanc mais simplement gris ?

— J'ai toujours épargné les plus jeunes, ceux de sept ans ou moins, car votre esprit n'est pas encore souillé par celui de vos parents. Je vous ai offert la chance de renaître. Partout où je suis allé, je n'ai vu que des mortels s'entre-tuant pour leur dieu et détruisant le monde qui les entourait. Notre père, qui est né homme avant d'être sorcier, était aussi arrogant et monstrueux. Tu devrais être heureux, comme Mirelha, d'avoir échappé à cette existence-là.

— Échappé à cette existence ? L'Église nous traque ! Les gens nous rejettent lorsqu'ils découvrent notre nature... !

— Mais tu nous as nous. As-tu oublié ta promesse ? Ton envie d'enfin vivre avec nous ? Ou n'était-ce qu'un mensonge ?

Lycaon plongea son regard dans celui de Cassian, et celui-ci se sentit un peu plus misérable.

— Pourquoi les choses ne peuvent-elles pas être simples ? murmura-t-il avec désespoir.

Pourquoi ne pouvait-il pas le haïr, tout simplement ? Sa gorge se noua, ses jambes tremblantes le soutenaient à peine. Il avait envie de s'effondrer et de mourir. Lycaon, percevant sa faiblesse, le souleva dans ses bras. Cassian protesta, mais l'alpha le musela d'un baiser. Le louvat ne résista pas. Peut-être préférait-il, pour un temps, oublier toutes ses questions.

— Rentrons.

— Tu ne peux pas me porter jusque chez nous.

— Ne me sous-estime pas.

Umbrae Proles 1 : L'héritier du loupWhere stories live. Discover now