- C'est facile de parler quand ta situation familiale est parfaite ! Explosai-je.

Je m'interrompis soudain et fit un pas en arrière. Je ne lui en voulais aucunement d'avoir une famille digne de ce qu'était la mienne, fut une période regrettée. Mais les mots déjà prononcés n'étaient-ils pas au fond une forme de jalousie ?Je vis progressivement son visage se déformer et la froideur fit place à l'étonnement. Bien sûr, un pareil comportement de ma part n'était que pitoyable. Il fallait que je sorte de cette pièce avant que cette conversation n'atteigne les frontières d'une dispute hautement classée débile-après-maturation.

Je lui jetai un faible regard désolé avant de prendre ce qui paraissait être la définition même de la poudre d'escampette. Marchant d'une allure déterminée, je bondissai dans ma voiture, claquai la portière rageusement et reculai dans l'allée.

La route défilait devant moi, mêlant les nuances flamboyantes du ciel aux hordes de voitures encombrantes. Rares étaient les moments où l'on pouvait admirer le ciel scintillant d'un début de soirée. Les couleurs éblouissantes m'apaisèrent et me firent oublier la conversation animée que je venais d'entretenir avec Emma. Au Minnesota, ma mère et moi avions pour habitude de regarder le soleil se coucher chaque soir, assises sur notre véranda, le silence pour seule dialogue, nos visages éclairés par les derniers rayons résistants avant d'être engloutis dans les méandres de la nuit. Alors, elle soufflait toujours "une autre journée de bonheur qui se termine". J'aimais observer son profil serein, perdu dans la clarté de l'horizon, j'aimais me dire qu'à nous deux nous étions invincibles, invincibles contre le temps. Insouciante, je n'avais pas conscience à quel point je me trompais sur l'injustice de la vie.

Downtown était à l'image de la Floride, encombrée, immense et bruyante. En dépit de ces aspects à priori négatifs c'était là que j'avais envie d'être. La ville d'Orlando -affectueusement surnommée par ses habitants The city beautiful - résumait à elle seule la grandeur de l'esprit américain, le divertissement assuré en toutes circonstances. Je n'étais pas de ceux qui adulait ce dit divertissement. Néanmoins il fallait reconnaître son attraction évidente, ce qui n'était pas toujours déplaisant.

Je me garai sur la première place libre que j'aperçus, descendis de la voiture, pris une grande bouffée d'air et marchai sans réel but précis, slalomant entre les passants. L'enseigne grésillant d'un bar à smoothies, Helixir, attira particulièrement mon attention et c'était avec une gourmandise non dissimulée que je poussai la porte grinçante. Ce n'était pas tant l'odeur salivante des milliers de saveurs confondues qui me surprirent, ni la mélodie enfantine résonnant dans la pièce que ma mère avait pour habitude de fredonner qui me fit m'arrêter brusquement dans mon élan. Non, c'était le jeune homme assis sur la dernière table, concentré dans un volume ancien et poussiéreux d'Orgeuil et Préjugés qui me firent piler net sur place.

Ce bar était bien le dernier endroit où je pensais trouver Ed ou à n'importe quelle heure de la journée d'ailleurs. Mais surtout, quel que fut l'endroit terrestre dans lequel il pouvait se trouver, je n'aurais jamais soupçonné son goût pour la littérature anglaise. En face de lui, posé sur la petite table ronde, le fond d'un smoothie rosâtre se languissait dans son gobelet en plastique. Absorbé dans sa lecture il ne releva même pas la tête quand le serveur m'accosta et j'admis que j'aurais fait de même si le dit serveur ne s'était pas interposé dans mon champ visuel.

- Excusez moi, mademoiselle, puis-je prendre votre commande ?

Après un manque d'oxygénation évident, mon cerveau s'activa à une vitesse ahurissante énumérant tous les aspects négatifs qui me poussaient à quitter ce bar.
Ed peut aller au diable ! A cet instant précis, je ne savais pas vraiment pourquoi mais une partie insoupçonnée en moi savait qu'elle ne regretterait pas cette soudaine prise d'assurance.

HEAVEN [en pause]Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin