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Le mercredi suivant, une heure avant mon rendez-vous, je décidai de prendre une douche. Dans la salle de bain, j'inspectai mon corps dans la glace, j'essayais de me projeter, d'imaginer ses mains sur ma peau, d'éprouver du désir. Ses mains moites. J'étais un veau se préparant pour l'abattoir. J'avais prévu une jupe courte avec des bas autofixants, mais je restai assise sur le bord de la baignoire dans mon peignoir, les yeux dans le vague, sans trouver le courage de m'habiller. N'y avait-il en moi la moindre envie, la moindre excitation ? À me sonder de la sorte, naquit au fond de mon ventre un sentiment intense. 

Je bouillais, mais pas de désir. De l'anxiété, je basculai soudain à la colère. La vie faisait chier. Avec rage, je roulai en boule ma jupe et mes bas, puis couru dans ma chambre. J'enfilai mon jeans de la veille. Je brossai mes cheveux mouillés si fort que je m'arrachai des poignées entières, me griffant le crâne avec les picots en plastique. Je crevais d'envie de me punir, de me maudire. Les larmes me brouillèrent bientôt la vue. Je revêtis un pull kaki bouloché et des chaussettes informes. Si Thibault voulait de moi, il n'avait qu'à surmonter mon absence d'entrain, pas question de lui faciliter la tâche. Je descendis l'escalier quatre à quatre.

Dans le hall, je croisai Alexandre qui rentrait du lycée. Malheur, il ne manquait plus que lui. Heureusement que je ne portais pas une saloperie de tenue sexy, j'aurais eu trop honte. Il m'adressa un sourire gentil.

— T'en fais une tête ! Des ennuis ?

Je sentis mon cœur fondre.

— J'ai rendez-vous, dis-je sur le même ton que j'aurai confié « j'ai un cancer ».

— T'as l'air super motivée... c'est chez le dentiste ?

— Plutôt chez le gynéco, marmonnais-je entre mes dents pendant que je décrochai ma veste en jeans.

Je l'enfilai, elle me semblait peser une tonne, tandis qu'Alexandre retirait la sienne.

— Moi je vais mater Trainspotting. Un pote m'a prêté le DVD. Tu l'as déjà vu ?

Dès que mon frère se tenait à proximité, mon euphorie revenait. J'avais envie de rire bêtement. Regarder un film, blottie contre Alex sur le canapé, me paraissait le summum du bien-être. Comme un bain chaud ou une boîte de cookies après un contrôle de math. Tout mon corps me hurlait de rester à la maison. Je décidai de jouer mon après-midi à pile ou face.

— Y aura des cookies ? Si oui, je ne sors pas.

Avec un sourire vainqueur, Alexandre extirpa de son sac un gros paquet illustré d'un drapeau américain. J'étouffai un rire derrière ma main. Le temps de retirer ma veste — soulagement intense —, nous nous installâmes sur le canapé avec des provisions et la télécommande. Surtout ne plus penser à rien. Je croquai dans une pépite de chocolat fondant.

— J'ai vraiment besoin de réconfort, dis-je la bouche pleine.

Mon frère m'attira dans ses bras et tira sur nous le plaid dont Maman se couvrait en hiver. Je ramenai mes genoux sous mon menton et tentai de suivre le début du film. Ma joue contre l'épaule d'Alexandre, j'écoutais sa respiration plutôt que les dialogues. Il s'en aperçut et m'embrassa sur les cheveux. Les yeux rivés sur l'écran, je l'ignorai, feignant de croire à une situation normale. Il m'embrassa le front. Je retins mon souffle. Il m'embrassa le nez, puis d'un doigt, il tourna vers lui mon visage et trouva mes lèvres. Incapable de résister à la fièvre qui me dévorait, j'entrouvris la bouche pour laisser entrer sa langue. Ce baiser interdit, plus chaud et plus sucré que tout le chocolat du monde, m'inonda de bonheur. Je serrais mon corps contre le sien et ses mains caressaient mes cheveux. J'éloignai mon visage du sien pour le contempler. Ses yeux noirs brillaient de désir et il me souriait tendrement.

— Ombline, je regrette...

— Tu n'as rien à regretter, je partais à contrecœur, et tu le sais.

Nous restâmes silencieux jusqu'à la fin du film, entrelacés fiévreusement comme si l'un de nous menaçait de s'envoler. Lorsque le générique s'épuisa, je chuchotai.

— Ce sera notre secret, on n'a pas le choix. J'ai essayé pourtant.

— Moi aussi, je t'assure. Mais c'est plus fort que moi, dès que je te vois...

Je l'embrassai à nouveau.

— On ne fait rien de mal, cesse de t'inquiéter.

Je traversai le reste de la semaine sur un petit nuage, la vie semblait si simple, un peu de discrétion et l'année se terminerait à merveille.

Le samedi matin, lorsque je rencontrai Isadora en sortant chercher le courrier. Elle me demanda.

— Alors, comment ça s'est passé mercredi ?

Statufiée par la question, je mis un moment à réaliser qu'elle parlait du rendez-vous avec son cousin.

— Ah oui, je... je n'y suis pas allée.

— Vous avez rompu ?

— Je ne sais pas, balbutiai-je. Faudrait que je l'appelle avant samedi.

— Avant samedi ? pouffa Isadora. On EST samedi !

Je rentrai précipitamment. Pauvre Thibault. Ma vie avait tellement changé depuis quatre jours que je n'avais plus pensé à lui une seconde, et même si je ne l'aimais pas, il méritait un minimum de respect. En même temps, lui non plus ne m'avait pas téléphoné depuis. Depuis quand ? Depuis lundi. Cela me paraissait une éternité. Je composai son numéro et lui présentai de plates excuses, j'ignorais quoi lui dire. Il me semblait étranger.

— C'est bon, j'avais compris, répondit-il avec humeur.

Nous raccrochâmes sans nous disputer. Les jours suivants, une délicieuse routine s'installa. Le matin, dans l'effervescence des préparatifs de départ, je pouvais facilement me faufiler dans la chambre d'Alexandre pour quelques baisers rapides, mais frustrants. Au Lycée, impossible de s'isoler, nous décidâmes d'y bannir le moindre signe d'affection. Le soir, nous avions Mina dans les pieds, sauf le mercredi après-midi quand elle se rendait à son cours de danse, deux heures de tranquillité que nous passions dans le lit d'Alexandre. Nous évitions ma chambre car elle ne fermait pas à clef.

Une fois couchée, je rêvais de rejoindre mon frère dans son lit, mais Mina m'aurait entendue, sans parler des parents qui, malgré la télévision, gardaient l'oreille aux aguets pour vérifier si on dormait. 

Mon frèreWhere stories live. Discover now