Les invitations

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Pour l'anniversaire de mes quatorze ans, les parents acceptèrent que j'organise une boum dans notre garage. Alexandre avait quelques mois de plus, il était né en juillet et moi en septembre, d'habitude ça lui ouvrait des droits en primeur. Par exemple, lorsqu'il eut douze ans, il put monter en voiture à côté de Maman, j'en étais verte de jalousie. Avoir perdu mon statut d'aînée m'avait chamboulée plus que mes parents ne l'auraient imaginé, mais avec cet anniversaire, je tenais ma revanche. J'étais en ébullition, Isadora aussi en devenait dingue.

— Notre première boum, c'est génial ! Maman n'aurait jamais accepté que je vienne si ce n'était pas chez toi.

Elle trépignait de joie en déplaçant les chaises de jardin empilées, puis s'arrêta un moment pour considérer les murs lépreux.

— Faut qu'on fasse une déco, sinon les filles vont dire que c'est tout pourri.

Mina nous aidait à vider le garage, elle rangeait nos vieux jouets de plage dans un sac de sport.

— On n'a qu'à mettre des ballons !

— Les ballons, ça fait bébé, soupira Isadora.

— Pas s'ils sont noir et argent. J'en ai vu au magasin de farces et attrapes.

Nous dressâmes une liste de courses, puis entreprîmes de balayer le sol du garage. Maman s'impliquait beaucoup, elle nous donnait plein de conseils, ce qui commença à m'inquiéter.

— Euh Maman... le jour de la boum...

— Quoi ? demanda-t-elle alors qu'elle s'apprêtait à sortir la tondeuse pour la remiser au fond du jardin à côté du tas de branches mortes.

— Tu vas rester ?

— Oh oui, j'ai trop hâte, avec ton père, on va danser comme des fous.

Le visage d'Isadora se décomposa.

— Je rigole, les filles ! On descendra juste de temps en temps pour voir si tout va bien.

Le téléphone sonna et Maman se précipita dans l'escalier. Elle riait toujours.

— Haha, la tête d'Isadora !

Notre voisine me dévisagea avec les yeux écarquillés.

— Non mais t'imagines la honte ?

Ensuite nous prîmes le goûter les pieds sur le canapé du salon pour discuter des invitations entre deux bouchées de cake marbré. Le tissu graphique avait décoloré à cause de l'orientation plein sud de la fenêtre, mais nous portions tout de même la main en coupe sous le menton pour recueillir les miettes. On était plus des bébés ! La preuve, nous établissions une liste d'invités pour une vraie soirée. Entre ceux que l'on ne voulait pas convier et celles dont on savait qu'elles ne viendraient pas, c'était l'usine à gaz. J'énumérai :

— Y aura Laure, Fanny, Julie...

— Julie ? m'interrompit Isadora.

— Obligée, elle m'a invitée au sien l'année dernière. Elle est peste, mais au moins on rigole. En fait, ça va manquer de garçons.

— Invite les jumeaux ! Ils sont cool et ça fera deux d'un coup. Puis essaye de convaincre ton frère.

Je soupirai.

— Je suis sûre qu'Alex va rester enfermé dans sa chambre. Il déteste mes copines.

— Merci pour moi, je le note. Parie que j'arrive à le faire changer d'avis ?

— Moi aussi, je vais lui dire ! intervint Mina. Il va pas se planquer dans sa chambre si tout le monde est dans le garage.

— Hé là ! fit Isadora. Mina a la permission de quelle heure ? C'est pas le jardin d'enfants ici !

— C'est vous les bébés, z'êtes pas cap d'inviter votre Lucas-là, rétorqua ma petite sœur.

Nous nous regardâmes. Sur ce coup-là, elle marquait un point. Le sourire de Mina me défiait de toute sa morgue du haut de ses dix ans, elle nous narguait, attendant ma réponse. Je me sentis piquée au vif.

— Allez, chiche !

Isadora manqua de s'étouffer avec sa tranche de cake.

— Waouw, si tu fais ça... t'es encore plus ma meilleure copine pour la vie.

— Elle osera jamais, dit Mina en haussant les épaules.

De toute façon c'était trop tard, je devais éviter de trop y réfléchir.

— Bah, je risque quoi ? Au pire, il dit non. Je porterai un sac sur la tête jusqu'à la fin du collège. Pas de quoi en faire une maladie.

Le stress rendit Isadora très motivée.

— Malheur, faut prévoir une invit qui déchire tout. Si ça ressemble à une fête de nazes, il viendra pas.

— Les pieds sur le canapé ! cria Maman qui passait dans le couloir les bras chargés d'une manne à linge.

Mina soupira en retirant ses chaussures. Je me contentai de tendre mes jambes en répondant à Isadora.

— J'y ai pensé. Je vais photocopier un Concombre Masqué, tu sais la BD ? Avec du blanc dans les bulles, on réécrit par-dessus, et hop !

— C'est l'espèce de cornichon qui dit « je tribidule au mandibule » ?

— Voilà ! Faudra qu'on reste dans l'esprit.

Isadora me considéra un instant d'un air dubitatif, mais ne trouvant rien de meilleur à proposer, mon idée fut adoptée à l'unanimité.

Les préparatifs se poursuivirent tandis que je réfléchissais au moyen d'inviter Lucas. Un moment, j'envisageai de lui envoyer le carton par la poste, ses coordonnées étaient dans l'annuaire, on l'avait déjà fouillé avec Isadora. Cela m'aurait épargné la gêne de lui adresser la parole. Puis je m'étais imaginée rougir à m'en exploser les joues quand je le croiserai au collège le jour suivant, avec ses amis qui rigoleraient de ma lâcheté. C'était pire.

Je passai plusieurs nuits agitées avant de trouver le courage de l'affronter.

Ma moitié d'orangeWhere stories live. Discover now