Croustilles

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De son côté de la haie, Isadora piaffait d'impatience. Ma pauvre voisine voulait voir à quoi ressemblait Alejandro, elle avait loupé son arrivée à l'école pour cause de gastro intempestive, et le soir il restait enfermé dans la chambre. Les jours rallongeaient, et sans Mina, moi je passais plus de temps au jardin avant le dîner, à tenter de contenir la curiosité d'Isadora.

— Ce week-end, on fait le pont pour la Pentecôte. Je pourrai venir chez toi ? Je te promets que je ne suis plus contagieuse.

— Maman a demandé qu'on laisse Alejandro en paix, elle refuse que tu viennes le regarder sous le nez comme on visite un animal au zoo.

Isadora pouffa.

— J'avais pas l'intention de lui jeter des cacahuètes ! Faut bien que je vienne le voir moi-même, puisque tu es incapable de me le décrire.

L'idée de ma tornade de copine affrontant le triste sir qui squattait ma maison n'était pas pour me déplaire.

— Avec toi, il sortirait peut-être de sa réserve, mais Maman ne veut pas qu'on le bouscule.

— Pfff. Et si tu venais dormir chez moi alors ? Au moins, on pourrait jouer.

J'acceptai avec reconnaissance. Même la présence d'Emmeline qui levait les yeux au ciel dès qu'on ouvrait la bouche semblait un doux refuge à côté de ma solitude ici. Mes parents donnèrent leur autorisation, soulagés que j'arrête de traîner dans leurs pieds comme une âme en peine.

Dès le vendredi soir, j'accourus chez Isadora avec mon sac pour la nuit. Sa mère nous avait loué une cassette vidéo « Mme Brisby et le secret de Mim », mais on avait surtout envie de parler.

— Alors, il est comment ce frère ? Je vous ai vu partir pour l'école l'autre matin, mais Maman m'a interdit de crier par la fenêtre pour qu'il se retourne.

— Il est nul. Je pensais qu'on ferait une chouette bande tous les trois, tous les quatre même, avec toi. Puis je me retrouve toute seule comme une idiote.

— Mina te parle plus ?

— Seulement pour faire sa fière. Elle n'a plus besoin de moi. Papa et Maman non plus d'ailleurs.

Isadora fouillait dans un tiroir du buffet. Elle en sortit triomphalement un paquet de croustilles au fromage et l'ouvrit.

— Plus besoin de toi ? Comment ça ? dit-elle la bouche pleine.

Je répondis avec colère.

— Pourquoi ils ont voulu adopter ces deux-là ? Moi j'étais pas suffisante ?

Isadora me tendit le sachet de chips.

— Dis pas de bêtises. Jusqu'à l'arrivée d'Alejandro, t'étais bien contente d'avoir une sœur.

— Ils vivent scotchés ensemble ! Pour faire ça, c'était pas la peine de venir dans notre famille.

Elle m'entraîna dans sa chambre, en prenant soin de cacher les croustilles derrière son dos en passant devant la porte d'Emmeline. On s'installa sur son lit.

— T'as dit que Mina avait emmené ton Père Castor. Elle veut sûrement refaire avec son frère les efforts que tu avais déployés pour elle, au début.

— Tu parles, elle s'en souvient même pas, dis-je en plongeant la main dans le paquet.

— Tu lui as rappelé quand j'étais chez vous et qu'elle désirait tout savoir sur son adoption. Au fond, si elle te copie, c'est qu'elle admire ton travail de sœur.

Je n'avais pas envisagé les choses de cette manière. L'idée de Mina et Alejandro penchés sur mon Père Castor me fit plaisir.

— En tout cas, c'est cool de venir chez toi. Puis ma mère nous laisserait jamais manger des chips avait le dîner.

Isadora haussa les épaules.

— Emmeline fait bien pire. C'est ça qui est pratique avec les grandes sœurs. On lance le film ? Tu devrais proposer à Alejandro de regarder des dessins animés avec toi, il l'apprendrait vite, le français.

— Isadora, tu es un génie, postillonnai-je la bouche pleine de croustilles.

J'allai garder cette idée en réserve, être plus patiente et guetter le moment où Alejandro utiliserait enfin des mots français issus de mon imagier.

La semaine suivante, l'inverse se produisit : Mina commença de parler espagnol. À table, elle ânonna :

el chocolate por favor.

Maman applaudit et Papa lui répondit :

chocolate para la niña !

Et tout le monde rit sauf moi. J'étais la seule à ne pas comprendre cette langue. J'en avais marre de cette famille, j'étais exclue jusqu'à ma propre table du petit déjeuner. Moi qui avais patiemment appris le français à Mina, ne risquait-elle pas de tout oublier à nouveau ? En débarrassant le couvert, je m'en ouvris à Maman qui ne semblait pas s'inquiéter.

— C'est bien que Mina et Alejandro retrouvent une intimité. J'avais peur que la distance et le temps aient détruit leur lien.

— Et mon lien à moi, avec Mina ?

— Ne sois pas égoïste, Ombline, s'énerva Maman. Toi tu es née ici, le cul dans le beurre !

Devant mon expression interloquée, elle reprit plus doucement :

— Je veux dire que tu as reçu plus de chance qu'eux à la naissance. Personne ne t'a jamais abandonnée.

Je montai dans ma chambre en grommelant. Décidément, tout le monde semblait s'accorder sur un point : je n'avais pas besoin qu'on s'occupe de moi.

Mon frèreWhere stories live. Discover now