Salvator Allende

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Un peu avant la rentrée de septembre, je profitais de la fin de l'été pour relire mes BD des Schtroumpfs dans un transat du jardin quand Papa nous héla depuis l'intérieur de la maison. Arrivant au salon après Alexandre, je compris direct de quoi il s'agissait. C'était un de ces documentaires dont Papa raffolait qui s'appelait « Dernier jour » avec des moustachus en noir et blanc qui racontaient leurs souvenirs de guerre. Il voulait que je les regarde avec lui, il disait que ça me servirait pour mon cours d'Histoire. Si Maman était là, elle levait les yeux au ciel avant d'évoquer une soudaine envie de faire la sieste. À l'école on apprenait chaque année Nos ancêtres les Gaulois alors je ne voyais pas le rapport avec les cours d'Histoire. J'avais suggéré à mon père qu'il me loue plutôt une cassette d'Astérix et Maman avait rigolé. Mais là, je compris que je ne pouvais pas faire la guignolette parce que ça parlait du Chili, et Papa avait adopté un ton solennel devant Alexandre qui découvrait ses lubies pour la première fois.

Le documentaire relatait le dernier jour de Salvator Allende. On avait loupé le début, mais Papa expliqua que c'était le président d'avant Pinochet, le peuple l'avait élu, puis il s'était courageusement suicidé quand le général s'était imposé de force, avec un grand coup d'État. Je regardai les vieilles images sans oser de commentaires, à cause d'Alexandre, j'avais peur qu'il me prenne pour une nulle, mais je ne captais pas grand-chose aux mots employés par les moustachus dans la télévision. Mon frère semblait tendu par l'effort, les gens racontaient en espagnol couvert par la traduction française, je doutais qu'il entende quoi que ce soit, mais il savait sans doute déjà tout. Le mieux dans ces reportages, c'est qu'ils ne duraient pas longtemps. Ouf qu'on avait raté le début ! Je regrettai ma BD restée dans l'herbe à côté du transat, même si je savais que Gargamel échouerait à attraper les Schtroumpfs, leur histoire me passionnait plus que la vieille politique chilienne. J'enviais Mina qui avait trouvé la force de s'enfuir à l'étage dès qu'elle avait su de quoi il retournait. On regardait des hommes courir, des armes, ça parlait de terrorisme, de trahison, de lâcheté, mais je ne comprenais pas ce que ça signifiait. Je n'écoutais plus que d'une oreille, m'affalant et glissant du canapé jusqu'au tapis. Comment un suicide pouvait-il être courageux ? Et comment, si tout un peuple avait voté pour un président, un général pouvait-il dire « ben non, en fait, c'est moi qui commande » ? J'en étais là de mes questionnements quand le générique de fin clôtura la séance. Alexandre se tortillait sur le pouf en skaï bordeaux, l'air furieux. Je tentai de le rassurer.

— Heureusement que tu es ici maintenant.

Mon frère se leva d'un bond qui me surprit, le pouf et sa mollesse vorace ne se laissait pas quitter si facilement. Ma remarque devait l'avoir piqué au vif.

— Le Chili, c'est pas comme dans la télé, avec des soldats partout. C'était il y a longtemps. Mon pays est beau. Et joyeux.

— Joyeux ? Comme les mères qui pleurent leurs fils disparus à cause de Pinochet ? Tu crois qu'on les a pas vues, à la télé ?

Les deux mains levées en signe d'apaisement, Papa s'imposa en médiateur.

— Ombline, enfin ! Beaucoup d'évènements difficiles ont bouleversé le Chili, mais tu as raison Alexandre, le pays a des qualités. Si on dressait une liste ?

Je me renfrognai. Mina, attirée par nos éclats de voix, passa la tête entre les barreaux de la rampe d'escalier pour demander ce qui se passait. Je fus obligée d'admettre que je n'avais pas été délicate. Après avoir fouillé plusieurs tiroirs du buffet, Papa avait déniché un papier et un crayon, il commença à écrire.

— Il y a le désert d'Atacama dans le Nord, la Patagonie et la Terre de Feu dans le Sud.

Il attendait que mon frère l'aide, mais Alexandre n'avait pas l'air de savoir de quoi il parlait. Je lui demandai :

— Quand tu étais là-bas, est-ce que vous quittiez l'orphelinat de temps en temps ?

— Le dimanche, on allait à l'église. Parfois l'après-midi, une maman ou un papa venait chercher son enfant, pour se promener dans le quartier. Mais moi...

Mina descendit dans le salon pour nous aider à compléter la liste.

— En France, y a la tour Eiffel ! Même si je l'ai jamais vue en vrai, dit-elle.

Moi je n'en démordais pas de mon idée, alors sans diplomatie aucune, je déclarai :

— La France, c'est le pays de la liberté.

— Quelle liberté ? demanda Papa avec un sourire.

Est-ce qu'il se moquait de moi ?

— Liberté, égalité, fraternité, dis-je avec grandiloquence.

Por la razón o la fuerza ! s'exclama Alexandre.

Nous nous toisâmes un moment en silence. Nous faisions la même taille, ses yeux noirs fixaient les miens sans ciller, si sombres que ses pupilles ne se distinguaient pas des iris. Je me perdis un instant dans la contemplation de ces fenêtres ouvertes sur la nuit. Une nuit sans lune, mais étoilée. Je ne me souvenais plus de quoi nous parlions. Alexandre se mit à rire, dévoilant ses dents blanches, et je capitulai, les joues en feu. Nous étions ridicules dans cette compétition d'opérette. C'était rare de l'entendre rire, j'en avais le cœur tout léger.

Ma moitié d'orangeWhere stories live. Discover now