Carnaval

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L'année suivante, pendant les vacances de carnaval, on s'ennuyait ferme avec Isadora. Le soleil alternait avec des trombes de pluies, la grêle même s'était invitée au moment où ma voisine avait mis le nez dehors, l'obligeant à courir pour rejoindre notre maison, sa veste tirée par-dessus la tête. Alexandre regardait la télé dans le salon et Mina, absente, devait revenir plus tard dans l'après-midi, après une semaine passée chez Grand-Mère. Pour l'anniversaire de ses onze ans, elle avait reçu une Barbie et son cheval qu'on s'amusait à poser dans des situations improbables : en haut d'une tour de Lego ou pattes en l'air, agrippés à la corde à sauter qui traînait dans notre chambre. Isadora eut alors une idée.

— Si on préparait une surprise à Mina ? À son retour, elle trouverait les jouets comme s'ils avaient festoyé en son absence.

— Génial, on va déguiser les nounours, regarde, il reste les vieux habits de poupées dans ce tiroir.

Nous nous activâmes à retourner la chambre sens dessus dessous, j'inventai des chapeaux pour les peluches avec les chaussettes de Mina, Isadora coiffait les poupées à la punk et nous les disposâmes partout, sur la bibliothèque, la table de chevet et la chaise. Mon bureau fut transformé en dancing miniature, je tamisai la lampe avec du papier rouge et bleu et Isadora répandit les étoiles métalliques que maman utilisait pour garnir la nappe à Noël. Nous accrochâmes tout un peuple à la corde à sauter, telle une guirlande qui traversait la pièce. Les heures passaient, Mina n'arrivait pas.

— Faut que j'y aille, gémit Isadora. On part chez mes cousins tout à l'heure.

— Attends encore un peu, une copine de Mina vient pour le goûter, elle ne devrait plus tarder.

Mais Isadora remit sa veste.

— Désolée, tu me raconteras sa réaction. Tu prendras une photo de sa tête ?

— Tu vas chez quels cousins ? demandais-je en la raccompagnant à la porte.

Isadora disparue, je m'assis devant la télé avec Alexandre, mais je n'eus pas le loisir de saisir l'intrigue de Beverly Hills 90210 que Mina était déjà rentrée.

— Salut les nazes ! lança-t-elle, puis elle fila dans l'escalier en précisant : J'ai pas le temps, Aurélie va arriver !

Ensuite nous entendîmes une série d'exclamations. J'adressai un clin d'œil à Alexandre qui me regardait d'un air interrogateur. Mina réapparut dans le salon avec un tas de peluches à tête de chaussette et commença à nous les jeter.

— Saltimbanques, faquins, amiraux de bateau-lavoir !

— T'as passé ta semaine à lire Tintin ? ripostais-je en lui renvoyant ses nounours à la figure.

Elle riait.

— Pinochet de carnaval !

Alexandre se prit un bisounounours rose en pleine poire. Il se leva en criant :

— À l'abordage ! Marin d'eau douce, anacoluthe, mirliflore !

Il poursuivit Mina dans l'escalier. Je m'élançais derrière eux tandis que ma sœur continuait :

— Dictateur à la mie de pain ! Bougre d'ectoplasme !

Je riais à m'en tenir les côtes. Une bataille rangée éclata dans le couloir des chambres. Alexandre barra son entrée du matelas « pour les invités » et caché derrière, il nous rebalançait les projectiles que nous lui envoyions. La lutte était inégale. Avec Mina, nous nous repliâmes dans notre Q.G. pour élaborer un plan. Nous devions enfoncer sa barrière. Nous n'en discutâmes pas longtemps, car je proposai la méthode bulldozer : on fonce à travers tout ! L'idée convainquit Mina en un quart de seconde. En hurlant comme des forcenées, nous lui basculâmes le matelas par-dessus la tête. Sous un tir nourri de peluches, il grimpa son échelle avec des munitions, pour tenir un siège. Nous le suivîmes alors qu'il nous canardait. Là-haut, la bagarre se poursuivit à coup de coussins et de nounours dont l'un d'eux s'écriait « coucou bébé ! » à intervalle régulier. Une voix retentit depuis l'entrée.

— Minaaa ?

Aurélie, la copine de ma sœur. Mina dévala l'échelle en nous montrant du doigt.

— Ma vengeance sera terrible.

Puis elle disparut, nous laissant épuisés et hagards sur le lit d'Alexandre. Je soupirai d'aise, rouge et les cheveux en bataille.

— Oh j'adore ! Ça faisait un bail...

Mon frère semblait heureux aussi, affalé sur les coussins. Je calai un oreiller sous ma tête, tandis qu'il m'observait. Ce sourire... mes joues s'enflammèrent de plus belle. Je baissai les yeux et sentis son regard chercher le mien. J'avais attendu cette confrontation si longtemps, c'était sans doute le moment ou jamais. Rouge pivoine, j'acceptai de le regarder en face. Ses iris noirs brillaient étrangement. Je ne pouvais plus détacher les yeux de son visage. Il s'approcha lentement, guettant la moindre de mes réactions. J'écartai la couette qui séparait nos deux corps et me collai contre lui. Il referma ses bras autour de moi et me serra doucement. J'aurais voulu que cet instant dure toujours. Mon cœur cognait si fort, j'avais l'impression qu'il allait sortir de ma poitrine. Tendrement, il caressa mes cheveux tandis que j'enfouis mon visage dans son cou. Je le respirais, je m'en imprégnais, je désirais le chérir et le dévorer à la fois. Je murmurais :

— Alex...

— Chut.

Je relevai la tête pour le regarder, mais ses lèvres s'écrasèrent sur les miennes avant que j'aie pu voir l'expression de son visage. Je lui rendis son baiser et sa langue chaude se mêla à la mienne. J'y goûtai avec délice. À la fin de l'étreinte qui me parut trop courte, il chuchota « On est tarés », son front collé au mien. Je ris en plaquant mon corps contre le sien. Il me berça dans ses bras et j'en aurai ronronné de plaisir, si j'avais eu cette faculté. Au même moment Mina et Aurélie arrivaient au premier, elles passèrent devant la porte ouverte et Aurélie nous cria « Salut ». Alexandre s'assit, les yeux brillants. Je saisis l'échelle et posai mon pied sur le premier barreau.

— Il vaut mieux que je parte.

Il se mordit la lèvre.

— Tu as raison, je... balbutia-t-il en se tordant les mains.

Je compris qu'il recommençait déjà à culpabiliser. Remontant sur le lit, je lui pressai le bras avec un sourire.

— C'est pas grave. OK ?

Il acquiesça faiblement. Puis je redescendis et quittai la pièce. Les bruits de jeux qui me parvenaient depuis notre chambre commune me dissuadèrent de m'y rendre. Je tournai un moment en rond dans le salon, puis attrapai mon manteau et sortis.

Je marchai longtemps, sans prêter attention au chemin parcouru. Les passants me dévisageaient, je m'aperçus que mon visage arborait un sourire idiot. J'étais cinglée, j'étais foutue, j'étais amoureuse de mon frère.

Ma moitié d'orangeKde žijí příběhy. Začni objevovat