Festen

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Pendant des semaines, je me torturai l'esprit. Je passais de l'euphorie la plus kitsch « il est trop beau, il m'aime, mon âme sœur, mon tout, ma raison de vivre » au désespoir le plus sombre « je suis anormale et maudite, je sème le malheur, je ferais mieux de sauter dans un train et de disparaître à jamais.

Je me sentais deux personnes à la fois. Une sœur bienveillante, et une fille dévorée de désir que le sourire et les yeux noirs d'Alexandre rendaient dingue. La sœur ne souhaitait pas franchir la limite, elle avait une conscience fraternelle et aucune envie d'instiller le malaise dans la famille, la sœur rejetait cette idée avec effroi. La simple fille, elle, en proie à son attirance, désirait oublier toute prudence pour suivre son instinct malgré les warnings. Je craignais de détruire notre lien et pourtant, était-ce l'interdit, le tabou ultime ? Alexandre occupait mes pensées jour et nuit.

Nous nous évitions à nouveau, car l'air s'embrasait dès que nous nous croisions. Alex se démenait pour ne jamais rester seul dans la même pièce que moi. L'été arriva où je profitai de diverses colonies de vacances avec Mina pour nous éloigner de la maison, mais à la rentrée, le problème demeurait intact, énorme et impossible à ignorer.

Qu'aurais-je conseillé à Isadora si pareil dilemme l'avait torturée ? Je lui aurais dit : change de route, il est encore temps, avant de commettre l'irrémédiable. C'était évident, la voix de la sagesse même. Je devais trouver un moyen de contourner Alex et mon désir honteux. Un itinéraire bis.

Une seule solution réaliste grandissait son chemin dans ma tête, je pris des semaines à l'accepter. Me dégoter un nouvel amour. Et vite. Le plus rapide ? En parler à Isadora.

— Mais pourquoi ? demanda ma voisine avec étonnement.

Devant le miroir d'un magasin de chaussures, elle mirait ses pieds dans des bottillons Kickers en cuir pourpre et orange. Vraiment sublimes, mais d'autres préoccupations m'obsédaient.

— J'ai presque seize ans et j'en ai marre d'être la prude de service. Je suis la seule de la classe.

— N'importe quoi. Tu as le temps ! Moi aussi je suis vierge, où est le problème ? Trouve-toi un mec gentil, un gars qui te rende heureuse, la suite viendra d'elle-même.

Je bafouillai.

— Oui, bien sûr, c'est ça que je voulais dire, enfin...

— Tu m'as fait peur, dit-elle en vérifiant si les semelles de crêpe portaient encore une pastille rouge ou verte pour différencier la gauche de la droite.

— j'ai cru que tu désirais coucher avec le premier venu juste pour faire comme tout le monde.

J'évitai son regard. Elle me scrutait maintenant d'un air suspicieux.

— Tu veux que je te présente des garçons, c'est ça ?

Je soupirai.

— Oui, c'est ça. Mais rapidement.

— Rapidement ? Honnêtement, Ombline, je te trouve hyper bizarre.

Et après un moment de réflexion qu'elle passa assise le temps de remettre ses vieilles baskets :

— Y a peut-être mon cousin Thibaut, il est mignon, romantique... Il vient de se faire larguer.

— Allons au ciné avec lui samedi. Ça paraîtra moins louche.

— Franchement Ombline... T'es sûre ?

— Faut bien se déniaiser un jour ou l'autre, non ? répondis-je d'une voix mal assurée. C'est comme ça qu'ils disent, les écrivains du Bac.

Le coup de pied perdu pour Stendhal, qu'on devait lire avant la Toussaint, eut le mérite d'alléger la conversation, les soupçons d'Isadora s'envolèrent.

— Pff t'as réussi à le finir toi ? Moi ça m'emmeeeerde !

La vendeuse nous toisa d'un air sévère, la discrétion d'Isadora ne devait pas plaire aux honnêtes clientes, ces dames aux portefeuilles bien garnis.

***

Au cinéma, nous nous installâmes devant Festen, le cousin Thibaut placé entre Isadora et moi. J'avais demandé à ma voisine s'il n'avait pas trouvé l'invitation bizarre, mais elle avait réussi à tourner ça « je sors avec une copine, viens avec nous ça t'aidera à oublier ton ex ». Je détaillai son profil à la lueur des pubs. C'est vrai qu'il était pas mal, le Thibaut. À condition d'aimer les blonds, et moi... Puis je me morigénai « Toi, rien du tout. Pour te pâmer avec ton goût des latinos, c'était pas la peine de convoquer Isadora et sa famille ». Je fus interrompue dans mon autoflagellation par Isadora qui me soufflait :

— Arrête de t'agiter sur ton siège !

Puis à son cousin :

— Elle est stressée, les films malaisants, c'est pas son truc. Je compte sur toi pour la rassurer.

Allons bon, l'artillerie lourde. Comment avais-je pu oublier sa finesse légendaire ? Mais le Thibaut semblait bon joueur.

— Je vous protège toutes les deux, dit-il en écartant les bras par-dessus nos dossiers.

Ah, je vois le genre. Ils sont bien de la même famille ces deux-là, c'est sûr. Le film nous plongea dans l'obscurité et Thibaut laissa son bras posé sur moi. Ça s'annonçait plus facile que prévu. À la première scène glauque, je cachai mon visage contre son épaule. Il resserra son étreinte. Dès la deuxième scène, il chercha à m'embrasser. Il avait les mains moites et une haleine de café que je détestai sur-le-champ. Malgré mon dégoût, je décidai de persévérer et de le laisser faire. La fin justifiait les moyens. De mon cou, ses mains descendirent vers mes seins, là je l'arrêtai net. Pour qui se prenait-il ? Il se redressa, mais dix minutes plus tard, sa paume atterrit sur ma jambe. Je posai ma main sur la sienne, en signe de paix. Ça y était, nous formions un couple.

À la sortie, Isadora s'éclipsa sous prétexte de devoirs à finir. Pas du tout crédible, mais qu'elle était chou, ma vieille copine ! Je savais que je pouvais compter sur elle. Avec Thibaut, nous nous éloignâmes main dans la main. Le reste de l'après-midi passa à faire connaissance et à s'embrasser. Il ne tenta plus d'exploration malencontreuse et j'essayai de trouver sa conversation intéressante. Lorsqu'il me fourrageait la bouche avec sa langue, je ne pouvais m'empêcher de songer aux détails techniques, ses dents, nos nez, le fait qu'on devait avoir l'air débiles. Je ne retrouvais rien des sensations vécues avec Alexandre. Les larmes me montèrent aux yeux et je fis semblant d'éternuer pour pouvoir me moucher.

— Il faut que je rentre, la nuit commence à tomber.

— On se voit le week-end prochain ? demanda-t-il, plein d'espoir.

J'acceptai. Je ne pouvais pas abandonner si vite, ne serait-ce que par respect pour le travail d'Isadora.

Mon frèreWhere stories live. Discover now