Chapitre 2 - Le manoir de Fay

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Un frisson désagréable me parcourt alors que je conduis ma vieille Honda sur le Brooklyn Bridge. En d'autres temps, emprunter cette route familière m'aurait apporté du réconfort. Mais à présent, j'appréhende mon arrivée au manoir et mes retrouvailles avec Fay, son impitoyable propriétaire. Après le choc que je viens de recevoir, je devrais être capable de relativiser la situation : une grand-mère reste une grand-mère. Derrière son regard aussi bleu que glacé se cache une personne avec un cœur ; et ce cœur m'aimera toujours. Enfin, c'est ce que ma sœur prétend. Pourtant, j'en doute fort et envisage de faire demi-tour. Il est encore possible de réserver un hôtel et d'appeler Rose pour qu'elle m'y rejoigne, ce soir.

« Quelle vaillante petite chose tu fais, Mira », me fais-je aussitôt remarquer.

Je n'ai pas mis les pieds à Brooklyn Heights depuis ma dernière dispute avec Fay. Je lui avais reproché de nuire à ma relation avec Dawson ; ce qui, je le réalise maintenant, était ridicule. Il faut me comprendre. Pour commencer, je n'aimais pas sa façon de le regarder comme le contenu d'une poubelle oubliée. Ensuite, lors des rares repas de famille que nous partagions, elle ne lui adressait pas la parole et disparaissait dans ses quartiers avant même l'arrivée du dessert.

J'avais toujours peur que Dawson ne lui sorte une de ses tirades empreintes de misogynie. Je ne savais jamais s'il s'agissait de plaisanteries pour détendre l'ambiance ou de pensées déguisées. Et un jour, il avait fallu qu'il l'ouvre devant Fay. Elle l'avait fusillé du regard et j'étais redevenue une enfant à la merci de cette femme superbe et d'une dignité impeccable. La honte ! Dawson, lui, avait déclaré que ma grand-mère avait un immense balai vous-devinez-où et qu'il ne mettrait plus un pied au manoir.

J'aurais dû le gifler en réaction, mais je me suis contentée de boucler ma ceinture en faisant la moue. En réalité, Fay avait raison sur toute la ligne. Dawson ne respecte pas les femmes, il ne méritait pas son estime ; la mienne non plus, d'ailleurs.

Bref, chacune est restée sur ses positions et quand j'ai accepté la demande en mariage de Dawson, elle a lâché les enfers sur moi. Sermon après sermon, j'apprenais que je bafouais ma nature sacrée en m'abaissant au niveau de cet être immonde qui polluait mon esprit et gâchait mon temps.

Tirée de ces souvenirs perturbants par la nécessité de faire un créneau sans causer de catastrophes, je prends conscience que je suis en train de me garer devant le manoir. L'immense bâtisse, parfaitement figée dans un passé lointain et irréel, m'apparaît comme un bijou sculpté en comparaison des autres demeures, pourtant bourgeoises, de Cranberry Street. Sur le toit aux tuiles bleutées de la bow-window, les gargouilles aux visages torturés sont toujours occupées à scruter les passants.

Enfants, Rose et moi avions pris l'habitude de les saluer avant de pénétrer les lieux, histoire de rester dans leurs bonnes grâces. Plus qu'un jeu, il s'agissait d'une coutume résultant des élucubrations de Fay. Elle aurait aussi bien pu nous chanter la bande-son de Pocahontas : « rien n'est ce qu'il paraît... n'oubliez pas de douter... la vie est partout et peut prendre mille formes différentes... Cette théière a plus de vécu que toi, apprends à la respecter ! ». Je ne savais pas trop si elle aimait nous effrayer ou voulait faire de nous des parias. Peut-être que son seul projet se résumait à transmettre sa folie personnelle à l'intégralité de sa descendance.

Dans tous les cas de figure, elle avait réussi. En grandissant, Rose et moi nous faisions traiter de sorcières à tout bout de champ. Tous les ingrédients étaient réunis pour la joie des gamins de l'école : un manoir sorti d'un conte de fées, une grand-mère sinistre et antipathique, une mère en asile psychiatrique, des croyances loufoques et autres pratiques que nous appliquions scrupuleusement où que nous allions.

Oui, Fay avait raison pour Dawson, mais ça ne veut pas dire que je lui pardonne pour tout le reste.

Toujours anxieuse, je m'y reprends à plusieurs fois avant de mettre la main sur la grosse clef tordue perdue dans mon fourbi. Je la tourne dans la serrure en priant pour trouver le réconfort tant attendu derrière cette porte. Mon cœur saigne et j'ai désespérément besoin d'un câlin.

La Morsure des PapillonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant