21. Prévenir les pots cassés

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– Te voilà Romane!

Ma mère m'accueillit – si « accueil » fût le mot approprié – mais ça faisait toute la différence. Elle se tenait debout au comptoir de la cuisine, s'activant à tour de rôle auprès du poêlon et du four. Normalement, j'aurais été accueillie par le silence assourdissant de la maison.

– Je prépare le dîner d'anniversaire de ta soeur pour demain, tu veux bien m'aider?

C'était la réaction la plus proche d'un accueil que j'avais eue depuis des siècles. Mais elle me souriait de tout son être, difficile de refuser.

– Ouais, d'accord.

Je savais qu'Iris aurait sa petite fête samedi en surcroît.

Ma mère me posa des questions sur ma journée, mes amis. Elle me parla de son travail comme si c'était une discussion quotidienne normale. Je ne savais pas trop quoi en penser.

La dernière pièce de vaisselle rangée, Iris arriva à la maison, reconduite par sa gardienne (Pauline, une dame récemment retraitée qui n'habitait pas loin et qui avait été directrice d'une école auparavant) (qui était aussi venue chercher ce matin-là).

Ma petite soeur sauta dans mes bras dès qu'elle m'aperçut et s'obstinait à ne pas me lâcher.

– T'as assez eu d'affection, tentai-je de la raisonner en lui tapotant le dos.

– Tu m'as manqué, dit-elle en gloussant.

– Ouais, ouais. Mais pas toi, petite crapule, répliquai-je avec un demi-ton humoristique.

Je la redéposai au sol en lui adressant un mince sourire. Elle me tira la langue et courut jusqu'à la toilette.

– Iris, on marche! lui lança notre mère.

Un simple « Hmmhmm! » lui fit écho.

Pauline, la gardienne d'Iris, et ma mère entamèrent une discussion comme si elles étaient meilleures amies au monde.

Mon existence s'arrête là où celle d'autrui commence, voilà.

Je pris congé en grommelant à ma mère que j'irais chez Gaël, puis elle me demanda, « Reviens-tu pour le souper? », ce à quoi je répondis tout court, « Non, désolée ».

C'était injuste pour Gaël d'être mêlé à mes problèmes– je devais lui expliquer avant qu'il en subît les dommages collatéraux.

Gaël et son père sortaient de la maison alors que j'arrivais. Son père m'expliqua qu'ils allaient voir la mère de Gaël et reviendraient probablement tard. Je leur demandai comment celle-ci allait.

– Elle a eu de la chance, seulement des blessures mineures et un mal de cou, répondit presque machinalement le père, comme s'il avait répété la même phrase toute la journée.

– Elle devrait sortir bientôt, ajouta Gaël.

– Ah super, tant mieux.

Je ne trouvai rien de meilleur à dire. Je voulais juste parler à Gaël, mais ce n'était pas le bon moment et pourtant, ça occupait tout mon esprit et je savais que plus je freinais la vérité de prendre possession de mes mots, plus la balloune prendrait de l'expansion et moins j'aurais le contrôle sur le moment où elle éclaterait (autrement dit, le moment où je vomirais mon histoire)... mais on venait de me parler d'une personne qui avait frôlé la mort, et je n'avais rien trouvé de plus empathique à dire à son sujet qu'un froid « Ah super, tant mieux ».

Tant mieux?

Tant mieux?!

Chose certaine, je savais me caler.

– Vous pouvez... lui dire bonjour de ma part? sembla le truc le plus sensé qui traversa mon brouillard de pensées et que j'attrapai à la volé.

– Bien sûr, me répondit le père de Gaël.

Sa voix était éreintée par la fatigue.

Je hochai la tête maladroitement en guise de remerciement, puis interpellai mon ami-copain, qui allait tout juste s'engouffrer dans la voiture.

– Gaël?

– Tout va bien?

– Je te raconterai demain.

– Okay, à demain Romane.

Ma mère parlait encore avec la gardienne d'Iris à mon retour, pas le moindre du monde perturbée que je sois revenue pratiquement sur le même temps.

– De la pizza pour souper, ça te va?

J'aurais pu dire oui ou non, elle paraissait trop absorbée par sa discussion pour même paraître dérangée de mon retour inopiné.

– Hmmhmm, fis-je en guise de réponse.

Pauline prit son souper avec nous. Je fus contente qu'elle et ma mère ait meublé la conversation, tout autant qu'elles avaient meublé le mutisme routinier de la maisonnée.

Je terminai ma pointe de pizza, rangeai les restants au réfrigérateur, mis la vaisselle au lave-vaisselle. Puis je me cloîtrai dans ma chambre pour faire mes devoirs et ceux de la peste de Cédric. Priant fortement pour que ce soit la dernière fois que je fasse son sale boulot.

Le malice méchant de mes persécuteurs illuminaient chaque recoin de ma tête remplie de craintes – le visage de Gaël se superposait et se transposait dans chaque aspect, tel un spectre. Excepté que c'était le danger qui hantait ma vie, insidieux, imprévisible, sur le point de se matérialiser à la seconde où je baisserais ma garde.

Il ne manquait plus qu'un accoutrement de clown. Pour justifier qu'on risse de moi à mon détriment.

Au-delà des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant