01. Rêve

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Il était presque deux heures du matin lorsqu'Em prit enfin la sortie de l'autoroute pour Birdtown, qu'il avait manqué rater à cause de la pluie battante. Tout le trajet depuis Kansas City s'était fait sous la flotte, les sept heures de route devenant huit puis neuf à cause de la mauvaise visibilité et d'un accident sur la 36 provoqué par le dérapage d'un poids lourd. Em était complètement épuisé et n'avait plus qu'une hâte : arriver à l'Airbnb qu'il avait loué pour la semaine, s'écrouler sur le lit et dormir jusqu'à midi.

Son GPS le mena à travers les rues endormies et détrempées de Birdtown jusqu'à un quartier résidentiel plongé dans le noir. Les phares de sa Toyota éclairèrent les façades éteintes jusqu'au numéro 57, devant laquelle il se gara, juste après une vieille Ford noire. Lorsqu'il éteignit le moteur, il eut l'impression que sa voiture était aussi soulagée que lui d'être arrivé à destination, et il eut besoin de rassembler tout son courage pour attraper son parapluie et sortir sous l'averse. Ses baskets prirent l'eau instantanément mais il n'avait plus que quelques mètres à parcourir avant d'être au sec, au chaud, et si possible blotti au fond d'un lit.

Attrapant sa valise dans le coffre, il la trimbala en haut des marches glissantes et jongla avec son parapluie pour atteindre la boîte à clef et entrer le code qu'il avait reçu par mail. Découvrir qu'il n'y avait pas la moindre clef dans cette boîte faillit l'achever et il jura entre ses dents avant d'essayer d'ouvrir la porte, bien sûr verrouillée.

— C'est une blague ?!

De rage et de désespoir, il frappa contre le battant avant d'appuyer sur la sonnette, comme si cela pouvait faire quoi que ce soit dans une maison vide. Puis il se détourna et regarda en soupirant sa voiture dégoulinante d'eau, dans laquelle il était bien parti pour passer la nuit parce qu'il n'avait pas la force de reprendre la route jusqu'au prochain motel. Sa fatigue était telle qu'il avait juste envie de se laisser tomber sur le perron et pleurer, ce qui ne lui apporterait sans doute rien de mieux qu'une pneumonie.

Les mains humides et gelées, il se débattit avec son portable pour arriver à le déverrouiller, sans trop savoir qui il allait appeler. Vérifier sa réservation ne lui apporta que la certitude qu'il était bien au bon endroit, à la bonne date, mais qu'il s'était fait avoir sur toute la ligne. Et puis une lumière s'alluma derrière la fenêtre la plus proche, juste avant que la porte ne s'ouvre brusquement sur une grande silhouette.

— Hé ! gronda une voix d'homme. Qu'est-ce que...

Tout en parlant, il fit un pas en avant et sortit dans la lumière du perron, qui dévoila en fait un jeune homme habillé d'un vieux t-shirt Metallica sur un pantalon de pyjama à carreaux, cheveux noirs et bleus devant les yeux. Son air furieux se changea en inquiétude sitôt que leurs regards se croisèrent et il se figea.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Une panne ? Est-ce que ça va ?

— Non ça ne va pas ! cria Em en perdant patience. Je viens de me cogner dix heures de route sous la flotte pour arriver à ce putain d'Airbnb et le trouver fermé avec quelqu'un déjà à l'intérieur ! Je veux juste prendre une douche et dormir...

— Tu as réservé ici ? Merde, attends ça te dérange si on rentre ? Il pleut des cordes et on sera mieux au sec pour trouver une solution. Je suis là depuis hier, j'ai loué la maison jusqu'au sept.

Parce qu'Em était du genre petit et très visiblement gay, il avait appris très tôt à se méfier des inconnus, surtout quand, comme ce type, ils faisaient une tête de plus que lui. Mais ce soir, il était juste à bout et le gars n'avait pas l'air bien méchant, avec son pyjama de métalleux et son expression inquiète et embarrassée, comme si ce problème de location était de sa faute. Et puis il faisait vraiment froid dehors, et la perspective de pouvoir se poser un instant à l'abri de la pluie était sacrément attrayante.

— J'ai réservé à peu près pour la même durée, annonça-t-il une fois la porte fermée sur la météo automnale pourrie. Je peux te montrer le mail de réservation si tu veux.

L'autre plissa les yeux pour regarder son écran de téléphone, puis sortit le sien de sa poche pour afficher un mail en tout point semblable.

— On dirait qu'il y a eu un bug, ou alors qu'on s'est fait avoir, commenta-t-il. J'imagine que tu as déjà été prélevé du montant ?

Bien sûr que oui, et Em n'avait plus la force de réfléchir à tout ça. Il ne savait même plus comment il parvenait à tenir debout.

— Écoute, il y a deux chambres dans la maison, reprit l'autre. On peut passer la nuit-là, et en parler demain matin à tête reposée ? Ce n'est pas comme si tu étais en état de reprendre la route, et je peux te promettre que cette baraque est plus confortable que tous les motels que tu pourras trouver à dix bornes à la ronde. Le lit est fait, de toute façon. Et si ça peut te rassurer, la porte ferme à clef.

Perplexe, Em releva la tête pour le dévisager dans la lumière crue de la grande lampe qu'il avait dû allumer dans sa précipitation. Curieusement, même s'il était franchement grand, il ne paraissait pas particulièrement menaçant, surtout avec ses cheveux défaits qui lui donnaient un air doux et vulnérable, accentué par les cernes sombres sous ses yeux.

— Je m'en fiche pas mal, avoua-t-il. Tu ne ressembles pas trop à un tueur en série ou je ne sais quoi. Du moment qu'il y a un lit où je peux m'effondrer jusqu'à demain... Je m'appelle Emory, au fait.

— Moi c'est Wesley, mais je préfère qu'on m'appelle Wes. Et je sais que les gens ont tendance à être intimidés par ma taille donc...

— Oh, non, pas de souci. C'est sympa de me laisser rentrer au lieu de m'envoyer bouler. J'espère que je ne t'ai pas réveillé en sonnant comme un connard...

L'ombre d'un sourire éclaira le visage de Wes alors qu'il le guidait dans l'entrée, vers la cuisine ouverte sur le salon. Une tasse fumante était posée sur le comptoir, qu'il attrapa comme une ancre.

— Je ne dormais pas, j'étais en train de me faire une tisane pour essayer de trouver le sommeil. À deux secondes près, je me serais sûrement brûlé en sursautant, mais j'avais reposé la bouilloire.

— Insomnie ? releva Em.

— Mauvais rêves. Je dors super mal depuis que je suis arrivé dans cette maison, j'imagine que c'est le changement de lit. Est-ce que tu veux une tasse d'infusion aussi, pour te réchauffer ? La bouilloire est à moitié pleine. Camomille et honeybush, pour dormir.

À ce stade, Em était prêt à saisir n'importe quel réconfort et il accepta l'offre avant de se laisser guider jusqu'à sa chambre. Wes lui apprit que la sienne était en face, que la salle de bain était juste après, et qu'il y avait des toilettes au bout du couloir. Il paraissait aussi crevé que lui, et Em se sentit pris de compassion alors qu'il posait sa valise au pied du lit avant d'aller le retrouver dans la cuisine.

L'AbriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant