Surveillance rapprochée

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L'Antique Vieille Baderne ressentit ce soir-là l'irrépressible besoin de jeter un œil à l'avancée de ces foutus aventuriers. Il sentait que quelque chose de bizarre se tramait.

Pourquoi n'essayait-il pas de faire de même avec la brebis, me direz-vous ? Pour la simple et bonne raison qu'il ne percevait pas son aura. Il détectait facilement n'importe quel péquin ou animal qu'il avait rencontré ne serait-ce qu'une fois pendant quelques instants, à des dizaines de kilomètres à la ronde, mais cette fichue brebis, rien ! Nada ! La seule explication plausible, d'après lui, était qu'il ne s'agissait pas que d'un simple mouton. Il y avait forcément un loup derrière tout ça. Enfin, un mouton ! Enfin, bref, vous avez compris...

Revenons-en aux aventuriers désormais plus si débutants. L'Antique Vieille Baderne, après avoir scruté la chorégraphie endiablée et le charivari fracassant de croassements des corneilles et autres corvidés qui batifolaient autour de sa hutte, en déduisit que l'équipe de recherche s'en sortait encore mieux que ce qu'il redoutait... Pour vérifier ce pronostic aviaire des plus pessimistes, il plaça aussitôt ses mains flétries et squelettiques en rond devant ses yeux, pour former des jumelles optiques invisibles. Il balaya le versant nord de la vallée pendant quelques minutes, en direction de la dernière position connue du groupe.

— Tiens, on dirait qu'ils ont bien avancé... Chucha ! C'est pas bon, ça ! pesta-t-il.

Il poursuivit les recherches plus au nord, bien plus au nord, en balayant d'ouest en est, et ajusta la netteté en pivotant les poignets.

— Lààà, les voilà! Qué ?! Pero... ! Par Inti, par Illapa et par Viracocha ! Alors, là, c'est la neige sur le volcan ! bredouilla le patriarche dans sa barbe.

Les bras l'en tombèrent presque, et un nouvel épisode de narcolepsie accompagnée de cataplexie le frappa l'instant d'après. Une trop forte émotion, sans doute. Il tomba de tout son poids sur la balustrade de la terrasse, sans toutefois basculer dans le vide, par chance. Sa chute et la douleur occasionnée eurent le mérite de le réveiller aussitôt de son épisode de sommeil subit. Après quelques minutes où cette satanée cataplexie l'avait immobilisé, le vieillard se releva péniblement en se massant les côtes. Bon, ça va, rien de cassé...

Après un instant de flottement, il se rappela ce qu'il venait de voir lorsqu'il épiait les aventuriers. Il cracha un juron, vert de rage. Il semblait voir rouge, souffla un coup, puis se mit à rire, à riiire ! À rire jaune, de toute évidence. Bref, ce qu'il vit ce soir-là le fit passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Tandis que les villageois rentraient paisiblement dans leurs chaumières après une journée de dur labeur, certains aux terrasses ou dans les pâturages, d'autres aux préparatifs de la cérémonie du Chaccu, l'Antique Vieille Baderne, mû par une rage sans commune mesure, retourna dans sa hutte avec un grand mouvement de houppelande pour se saisir de sa besace, descendit en quatrième vitesse – ce qui équivaut à la vitesse d'un homme vraiment pas pressé, vu son grand âge et sa forme anti-olympique – l'escalier de la cabane pour rejoindre le plancher des lamas, d'une démarche étrangement semblable à celle d'un hippopotame arthritique. Arrivé au milieu de l'escalier, le vieillard dû reprendre son souffle quelques instants, il n'avait pas couru aussi vite depuis des centaines de lune !

— Allez, pfiouu, fouettons les escargots ! se lança-t-il pour s'encourager.

Une fois son rythme cardiaque revenu à la quasi-normale, l'Antique Vieille Baderne amorça la deuxième partie des marches, toucha enfin la terre ferme, et se dirigea vers la sortie de l'ayllu en direction d'une grotte dissimulée par quelques rochers, tandis que le ciel crépusculaire tombait, dans un crépitement joyeux et un étrange camaïeu de violet.

L'instant d'après, il avait disparu, comme par magie.

Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant