La taverne du chien qui pète

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Rassurée de dénombrer parmi la clientèle seulement une poignée de paysans à l'air in­offensif, et divers animaux placides, Euphrosine récupéra son œil, et décida d'entrer. Après tout, elle avait bien mérité une pause après cette longue marche, et devait se restaurer.

L'intérieur de la taverne fleurait bon le foin propre, c'était déjà un bon point, même si pour l'instant le concept de notation pour les établissements d'hébergement et de restauration lui échappait totalement. L'aubergiste, un homme ventripotent, sans âge et au teint buriné, vint aussitôt à sa rencontre. La jeune brebis l'observa un instant.

Son visage rocailleux était ridé et tanné, mais pour Euphrosine, son apparence évoquait plutôt une physionomie minérale, comme si ses traits avaient été taillés grossièrement au burin. S'agissait-il d'un phénomène de mimétisme poussé à l'extrême, pour se fondre dans le paysage ? Être témoin d'une telle osmose avec son environnement était plutôt rare.

Dans un autre registre, la voix de l'homme était semblable à celle de Ray Charles ou de Joe Cocker, chaleureuse et très rocailleuse. De plus, sa pilosité abondante l'était presque autant que celle de notre brebis : il arborait notamment des rouflaquettes à faire pâlir d'envie tout admirateur d'Elvis Presley ou John Lennon, et il semblait avoir une paire de chinchillas en guise de sourcils.

En somme il n'était pas très distingué, mais compensait son physique peu avantageux, selon les standards de l'époque, en dégageant un plaisant sentiment de sympathie et de bonhomie. Et de toute façon, Euphrosine se trouvait à mille lieues de ces considérations métaphysiques.

Le tavernier salua amicalement la brebis.

— Holà chica ! Alors, qu'est-ce qu'on vous sert ?

Il avait l'habitude de parler de lui comme s'il était plusieurs personnes, et vu sa corpulence, ça paraissait tout à fait logique. Rien à voir, pour le coup, avec un supposé égo surdimensionné.

— Eh bien j'hésite, je prendrais bien, heu... une Bloody-Mary, lui répondit la brebis après avoir décrypté la carte. Vous auriez ça ?

— Oh oui ma p'tite dame, ne vous n'inquiétez pas ! lui répondit le tavernier qui, entre autres hobbies, pratiquait les liaisons dangereuses de temps à autre, en amateur.

— Et une Bloody-Mary pour la jeune fille ! enchaîna-t-il.

L'homme tourna aussitôt les talons pour préparer la désaltérante mixture originaire, comme son nom ne l'indiquait pas, de France, paraît-il. Pendant ce temps, Euphrosine s'attabla dans un coin sombre au fond de l'établissement, pour s'isoler du reste de la clientèle jovialement bruyante, à moins que ce soit l'inverse.

Alors qu'elle attendait sa commande, Euphrosine observait les quelques clients. Il y avait matière à nourrir sa curiosité. D'un côté, elle vit une tablée de poules typiques du Chili, de la race Araucana, dont la particularité consistait à pondre des œufs d'une jolie couleur verte-bleue, rappelant les teintes chatoyantes de la Laguna Verde. La joyeuse petite basse-cour picorait du bon grain avec grand appétit. Sous une autre table, roucoulait un couple de mignons octodons degus, des petits rongeurs de la région, occupés à se faire la toilette l'un l'autre autour d'un bol de graines. À une tablée d'humains où l'on buvait des grandes chopes de Pisco, la boisson nationale dont la paternité était disputée avec le Pérou voisin depuis toujours, l'un montrait avec fierté à ses compagnons son chilihuèque qu'il venait tout juste d'adopter. Cependant, aucun ne paraissait s'étonner de pouvoir admirer cet adorable camélidé, dont l'espèce était en théorie éteinte depuis plusieurs siècles...

Au comptoir, l'un des clients, Euphrosine ne put distinguer tout de suite s'il s'agissait d'un homme ou d'un ovin, bêlait telle une chamelle colito-néphréticaire qui subissait ses chaleurs bimensuelles, tellement il était éméché. Il s'écria à la cantonade, sans raison apparente.

— Je m'en tamponne la coquillette avec une ventouuuse ! Je dirais même plus, hips ! je m'en bats les lucioles ! Ne me retirez pas les moules du panier !1 Et pis, hips, rota-t-il, allez donc vous faire empapaouter chez les Grecs ! Estúpidos ! postillonna-t-il ensuite, en brandissant un doigt accusateur en direction d'Euphrosine, qui n'avait absolument rien demandé.

Sur ces bonnes paroles pleines de bon sens titrées à quarante-cinq degrés d'alcool, il tituba puis dégobilla tout son soûl... sur les chaussures du tavernier. Ce dernier n'avait eu aucune chance d'éviter l'incident, puisque la zone désormais sinistrée coïncidait par un hasard fabuleux à sa trajectoire pour atteindre la table d'Euphrosine.

Le voisin de comptoir de l'alcoolique anonyme, lui-même bien atteint, reluquait les rejets gastriques encore fumants des vapeurs de tord-boyaux de son congénère.

— Ah, tiens, le v'là le Baklava ! Ahahaha ! articula-t-il, dans un rire gras à haute teneur en gnôle.

Pendant ce temps, le tavernier se concentrait très fort sur ses chakras pour ne pas exploser son acrimonie à la face lunaire du client gerbeur, en faisant un exercice de respiration abdominale. Serait-ce suffisant pour qu'il retrouve son calme ? Verdict dans quelques instants.

Ce pochard, en définitive, s'avérait être un homme. L'alcool, le manque de discernement et le mal d'altitude étaient de tous temps des fléaux pour les humains, trois choses qu'en revanche les ovins supportaient sans sourciller le moins du monde.

Le patron avait vraiment fait de son mieux pour lâcher prise, mais toute patience l'abandonna. La respiration du terre-neuve nain n'avait alors été d'aucun secours. C'en était trop. Les yeux écarquillés, la jugulaire palpitante, les narines tremblantes mais la poigne ferme, il saisit le poivrot récalcitrant par le col pour lui claquer une mandale de spartiate, tandis que celui-ci se rebellait et gesticulait comme une furie, sans se rendre compte que ses pieds venaient de quitter le sol.

Devant une halitose aussi prononcée, autrement dit le soûlard exhalait une telle haleine de charognard faisandé au dernier degré, Euphrosine préféra la fuite à la bagarre qu'il avait déclenchée contre l'aubergiste, et à laquelle les autres clients semblaient bien décidés à prendre part, parce qu'ici, d'habitude, il ne se passait rien d'intéressant, et qu'un peu d'exercice leur ferait le plus grand bien. Déjà, des chopes et des tabourets volaient en tous sens. Des cris virils, des caquètements et des bruits de claques fusaient de partout dans la taverne.

La brebis, tout en esquivant une table qui exécutait un salto parfait, prit tout de même un instant pour saisir sa Bloody-Mary qu'elle n'avait pas encore siroté. Sa maman lui avait toujours dit qu'il ne fallait pas gâcher. Elle attrapa à la volée une bouchée de foin à grignoter, et sortit à toute vitesse de ce lieu de débauche, en faisant chien mort2.

Une fois hors de ce bouge infernal, pendant qu'elle tâchait de se remettait de ses émotions –délicieuse cette Bloody-Mary –, Euphrosine tira les conclusions qui s'imposaient après cette première mésaventure : aucun chien ne se trouvait dans cette auberge en réalité, et encore moins de cabot atteint de météorisme.

À ce propos, cette réflexion lui fit penser que c'était le moment idéal pour sa défécation bi-journalière. Elle s'éloigna illico de l'établissement décati, duquel fusaient toujours des cris rauques et le fracas de vaisselle brisée. Elle rejoignit un bosquet bucolique, à quelques pas de là, et se cacha, pudique, derrière le tronc d'un imposant liquidambar, un arbre feuillu à l'odeur spécifique de cannelle, dont la résine ambrée est utilisée dans les parfums. À coup sûr, cela aiderait à dissimuler ses émanations odoriférantes. Alentour, quelques grands cactus candélabres masquaient ingénieusement la vue de sa cachette, et en accentuant son côté intimiste, idéal pour cette activité privée.

Elle s'accroupit entre des touffes d'herbes et sirota son cocktail tranquillement, en attendant que ça vienne. Après une série de pétarades gastriques endiablée, elle reprit son chemin, doublement ragaillardie.

Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !Where stories live. Discover now