West Side Story, gouffre infernal et pétroglyphes

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Le lendemain, Euphrosine chemina clopin-clopant, jusqu'à atteindre un petit village Atacama. Elle devina au loin de l'animation, et se retrouva malencontreusement mêlée à une véritable guerre des gangs de lamas, pour une sombre histoire de guerre de territoires et d'amour interdit.

Les uns, ornés de fanfreluches aux vives couleurs, étaient nerveux. L'un des leurs, en retrait, semblait en plein tourment amoureux, les yeux luisants et la lèvre tremblante de chagrin. Les autres, qui portaient une marque colorée peinte sur leur pelage, paraissaient avoir l'ascendant sur les premiers, et prêts à en découdre. Une jeune femelle de cette bande avait été isolée de ses comparses. Ses lamentations et geignements larmoyants, qui auraient fendu un cœur de pierre, retentissaient dans la vallée.

Les lamas à pompons, agressifs et provocateurs, prirent à parti Euphrosine, et tentèrent de l'enrôler dans leur clan, puisqu'elle traversait leur propriété. Cependant, la brebis, qui avait comme seul tort de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, n'avait rien à voir avec leurs griefs. Elle ne se laissa pas faire, et gagna un duel au corps à corps face au chef de la clique, grâce à sa rapidité et à un habile coup de tête dans ses genoux. Après cette altercation, le troupeau vaincu s'éclipsa sans demander son reste. On se serait presque cru dans une version alternative, moderne et animalière de West Side Story, ou de Roméo et Juliette mais à coup sûr, aucun des participants n'aurait compris ces références.

La horde victorieuse se rassembla alors autour d'Euphrosine, comme pour lui faire une farandole-accolade amicale. La brebis, heureuse du dénouement de cet épisode un tantinet an­goissant, fit ensuite connaissance avec ses nouveaux amis à la toison excentrique. Ceux-ci, curieux, lui demandèrent pour quelle raison elle se trouvait là, toute seule, loin de son troupeau. Elle entreprit de leur raconter son épopée qui ne faisait que commencer. Au terme de son récit, ils lui proposèrent de l'accompagner un moment. Le soir venu, les lamas l'introduisirent dans une sorte d'apéritif dînatoire, qui se prolongea en soirée festive.

Le lendemain matin, elle émergea plus tard que d'habitude, la tête quelque peu dans le brouillard, pourtant rare dans ces contrées. Le petit groupe prit un petit-déjeuner copieux, grâce à de belles bottes de foin apportées par leur berger. Celui-ci, affable et attentionné, remplissait une mangeoire d'eau, avant d'entreprendre de tailler un bâton de marche, assis près de ses bêtes. Il ne sembla ni s'étonner, ni s'offusquer de la présence d'Euphrosine au milieu de son cheptel. La brebis put ainsi passer un agréable moment en bonne compagnie, et émerger de sa nuit de bamboche en toute tranquillité. Une fois son repas bien ruminé, elle décida qu'il était temps de reprendre la route, et fit ses adieux à ses nouveaux amis.

***

Et la voilà donc repartie en direction de la mine de Chuquicamata, une mine de cuivre connue depuis des siècles, dès l'époque Inca. Arrivée à proximité, la brebis pouvait difficilement se rendre compte qu'elle faisait face à la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde, puisqu'elle n'avait aucun point de comparaison. Elle fit face à un trou béant, aux dimensions faramineuses : environ cinq kilomètres de long, soit l'équivalent de 250 crevettiers moyens ; quatre kilomètres de large, soit 266 terrains de pétanque mis bout à bout ; et plus d'un kilomètre de profondeur, soit environ 145 chars d'assaut à la queue leu leu.

Tout autour du cratère, les montagnes, étêtées par les machines de métal impitoyablement voraces, laissaient un paysage troublant et désolé. La brebis s'arrêta un moment sur les hauteurs de la mine, sur un éperon rocheux qui surplombait des installations techniques. Dans l'abîme, des dizaines de niveaux, creusés dans le sol, formaient des cercles concentriques jusqu'en bas, telle une pyramide inversée. Tout au fond, on distinguait tout juste quelques poignées d'hommes, aussi petits que des fourmis. Ces minuscules êtres s'affairaient en tous sens, accompagnés par d'infernales et titanesques machines qui transportaient des monceaux de roches plus gros que des maisons.

Tout à côté de ce gouffre de poussières et de sédiments, écrasé par les rayons impitoyables du soleil, se dressait un camp de travailleurs, dont les bicoques tristes et uniformes se multipliaient presque à l'infini, sur un quadrillage parfait, pour former une véritable ville dortoir. Fascinée par cette fourmilière aux dimensions monstrueuses, Euphrosine resta un moment à la contempler, et se demanda ce que les hommes pouvaient bien convoiter de si précieux pour meurtrir à ce point les montagnes, abîmer la terre, la Pacha Mama.

Ils sont fous, ces humains...

Enfin, elle décida de se détourner de ce lieu infernal, et de poursuivre son chemin, avant de trouver un nouvel abri pour la nuit suivante.

***

Plus tard, Euphrosine s'aventura dans la fameuse Dinosaur Valley, qui comme son nom ne l'indiquait pas, était l'inverse d'un parc animalier antédiluvien. Pas de tyrannosaures ou de tricératops génétiquement modifiés à l'horizon, par chance ! Ses montagnes acérées, aux contours taillés à la serpette par l'érosion, représentaient pour qui possédait une imagination prolifique, des silhouettes de diplodocus et autres terrifiants sauriens géants, figés dans la roche jusqu'à ce que l'érosion efface tout.

Presque rien ne pouvait survivre en ces lieux désolés et arides. Seuls quelques petits lézards, descendants lointains des dinosaures, furent bien étonnés de voir un animal au sang chaud et dépourvu d'écailles traverser leur territoire. Certains, intrigués, sortirent de leurs crevasses et accompagnèrent Euphrosine pendant un moment, dans un étrange ballet semblable à une partie de 1-2-3 soleil, ce qui lui donna le sentiment étrange d'être suivie et épiée.

Elle atteignit ensuite une petite oasis, lovée au creux des dunes, où elle fit une halte bien méritée. La brebis en profita pour se sustenter jusqu'à tomber dans un bienheureux coma, affalée dans les herbes. Il y avait tout ce qui lui fallait ici : de l'eau, de la nourriture et de quoi s'abriter. Euphrosine aurait très bien pu poser ses valises dans ce havre de paix pour de bon et se laisser aller au farniente, mais la fièvre du voyage la reprit dès le lendemain.

Quelques kilomètres plus loin, elle rencontra une colonie sédentaire de coprolithes, qui voisinaient avec d'étranges lignes tracées sur le flanc d'une colline : un monumental géoglyphe anthropomorphique. Cet immense alignement de pierres représentait une figure humaine, plus connue sous le nom de Géant d'Atacama. Il s'agissait d'une véritable curiosité locale, si l'on en croyait l'affluence aux alentours du site.

S'y trouvaient des humains en tenue de travail : munis d'outils de fouille et d'appareils photographiques, à quatre pattes dans la poussière, sous une grande toile qui les protégeait des féroces rayons du soleil, ils grattaient, photographiaient, mesuraient avec minutie, et remplissaient assidûment des carnets de croquis et de notes. Quelques autres étaient sûrement de simples touristes, équipés de coupe-vents, sacs à dos, coups de soleil, et bobs caractéristiques.

Euphrosine n'avait jamais entendu parler d'excréments fossilisés, ni de parcs d'attractions en tous genres, et ce qu'elle en vit ce jour-là la laissa perplexe. Les hobbies des humains pouvaient être bien étranges, elle l'avait remarqué à plusieurs reprises depuis le début de ses pérégrinations.

Ils sont fous, ces humains...

Elle décida donc de passer son chemin et poursuivit sa route vers le nord-ouest. Les jours, les kilomètres, les prairies aux tapis d'herbes rases ou pommelées, et les zones désertiques s'enchaînèrent, ainsi que les bivouacs à la belle étoile, ou à l'abri dans des grottes salutaires. Elle croisait parfois un groupe de viscaches, ici un troupeau de paisibles lamas – à moins que ce ne soit des alpaguas, je les confonds toujours. Là des guanacos et des vigognes, plus farouches. Plus loin, elle rencontra une famille de nandous, puis des congénères mérinos avec qui elle passa volontiers quelques heures à paître.

Une après-midi, la brebis décida de faire une pause bien méritée au détour d'une immense taupinière. Elle put savourer l'ombre providentielle du monticule pour se rafraîchir un peu. Au bout d'un moment, elle remarqua au loin un groupe d'humains qui cheminait dans sa direction. Couverts de poussière, d'une allure pitoyable, ils paraissaient souffrir durement du climat aride. Euphrosine préféra ne pas s'éterniser, car elle appréciait de voyager en solitaire, et par principe, elle ne faisait pas tellement confiance aux hommes. Elle reprit bientôt la route.

Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !Where stories live. Discover now