𝐀𝐒𝐓𝐄𝐑𝐒 | Tome 1 | LES DAMNÉS DE BRYVAS

Chapitre 20 : Inattendu

– MONTHECLIVES –

Thélia quitta ce soir-là le Lucent l'esprit brouillé de fatigue. Le pas mécanique, elle traversa l'avenue d'Ambre encore animée par les queues derrière les cordons des boîtes de nuit branchées et les îlots de fumeurs. La station de la navette nocturne qui devait la ramener à Varmanteuil se situait à une quinzaine de minutes de là, dans une artère bien plus calme.

Un faible souffle d'air brassait la chaleur rendue par les pierres et le bitume. Les beaux immeubles aux façades écru l'isolèrent bientôt du tumulte du quartier noctambule. Après des heures passées dans l'atmosphère bruyante et confinée du Lucent, Thélia savoura la quiétude des rues désertes. Plus aucun motif coloré ne se déployait au fond de son esprit. Elle avait presque atteint l'abribus quand sa vision se brouilla violemment.

Une décharge mentale la frappa de plein fouet. La salve invisible la fit chanceler et se plier en deux avec une grimace. Son sac à dos urbain remonta entre ses omoplates jusqu'à butter contre son crâne. Tétanisée, Thélia fut envahie d'émotions étrangères.

La peur lui broya l'estomac avec une force qui lui coupa la respiration. Son cœur battait à en faire éclater ses côtes. Une détresse indicible la parcourut.

C'était un appel au secours, comprit-elle au milieu de ses sensations en déroute. Quelqu'un à proximité transmettait sa panique à travers l'Éther, persuadé de vivre ses derniers instants. Un esthésif, sans doute.

Luttant contre la vrille psychique, Thélia se redressa. N'ayant jamais développé les aptitudes nécessaires pour retracer l'origine du signal, elle tourna sur elle-même, dans l'espoir de repérer une anomalie. Seules quelques rares voitures perturbaient la tranquillité de la rue. Le sang tambourinait à ses tempes.

En dépit des sueurs froides qui lui mouillaient le dos, Thélia ne songea pas un instant à demeurer sous l'abribus pour attendre sa navette. Le désespoir et l'affolement de l'esthésif la tenaient aux tripes, lui interdisant de tourner le dos à son appel. Elle prit la première rue adjacente pour s'enfoncer dans le quadrillage de blocs résidentiels, et s'efforça de laisser le courant mental guider ses pas.

Elle n'eut qu'à jeter un œil au fond de la première intersection pour repérer l'homme affalé contre une porte cochère. Nerveuse, elle s'avança avec prudence. La cohue métallique et acide d'émotions qui la parasitait depuis quelques minutes s'appariait sans doute possible avec la figure de l'inconnu. D'âge mur, bien que ses traits crispés et luisants de transpiration compliquaient toute estimation plus précise, il respirait avec peine. Des gargouillis liquides montaient de sa gorge. La tâche pâle que faisait ses pieds nus contre les dalles du trottoir interpella Thélia.

— Monsieur ? l'appela-t-elle. Vous avez besoin d'aide ?

Il sursauta à l'entente de sa voix. Ses yeux terrifiés se braquèrent sur elle, avant que sa posture ne se relâche. Un avant-bras plaqué contre son estomac, il tendit son bras libre vers elle, la cornée brillante de larmes. À ce geste, Thélia accourut d'instinct, prête à l'assister.

Dès qu'elle arriva auprès de lui, des effluves ferrugineux lui montèrent aux narines. Elle s'avisa que son tee-shirt collait à sa panse, imbibé de fluide visqueux. Il avait l'abdomen en sang.

Le cœur remonté dans sa gorge, Thélia s'empressa de lui offrir son appui. Avant qu'elle eût pu proférer la moindre question, l'Esthésif gargouilla :

— Les Achernar.... Ils sont entrés chez moi... Ils m-me suivent...

La peur qui écrasa tout à coup la jeune femme lui appartenait bel et bien, cette fois. Elle contint un gémissement horrifié en réalisant l'ampleur du danger dans lequel elle venait de se fourrer. Or le blessé reposait sur elle, à présent, et elle n'aurait jamais pu se résoudre à le rejeter. Elle raffermit sa prise sur le bras et les reins de l'esthésif. Ses doigts frôlèrent une matière mouillée sur le flanc de celui-ci. Elle s'empêcha de songer à ce qu'elle touchait.