17 | J'aurais peint des mots - seconde partie

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Mes yeux s'habituaient petit à petit à l'obscurité, et je commençais à distinguer les formes que prenaient les parois, ainsi que les creux et bosses présents dans le sol. Bien. Je craindrais moins de me casser la figure. Je continuai à avancer, mes muscles contractés me brûlaient, et je dus me décaler sur la gauche à deux reprises pour éviter que Lou ne me rentre dedans, tant iel avait peur d'évoluer dans l'obscurité.

Il ne nous restait que quelques secondes avant d'arriver au fond du couloir et de libérer notre alliée de sa geôle. Pour oublier les flashs de l'attaque des soldats à la planque de Gladius, je me surpris à réfléchir ce que j'aurais fait de ma vie si je n'avais pas grandi dans un monde comme celui-ci. Si j'avais pu vivre dans un monde un minimum juste, qui ne priorisait pas l'argent en dépit de tout le reste, qui respectait les droits humains et environnementaux. Ce n'était pas le cas de l'Ancien Monde, dans aucun pays, à aucune époque, alors c'était simplement hypothétique, bien sûr. Mais si ç'avait été le cas, qu'aurais-je fait ? Aurais-je été artiste ? J'aurais croqué le monde entier, je l'aurais peint, chanté, transformé en poèmes, je l'aurais immortalisé, je l'aurais écrit. Je l'aurais sûrement mieux aimé.

J'aurais adoré faire partie d'un groupe de musique rock, ou métal, peut-être. Les seules chansons de ces styles que j'avais pu écouter – illégalement, bien évidemment – m'avaient fait quelque chose. Toute cette rage, ces appels à se foutre de tout, à envoyer l'existence valser, c'était puissant, si puissant. Ça avait indéniablement fait partie des déclencheurs, et ça avait joué un véritable rôle dans ma construction personnelle. Bien évidemment, je n'avais pas cent pour cent de rock attitude : j'écoutais aussi des musiques à textes, des chansons tristes, des plus joyeuses, des mélodies plus calmes. Et je n'avais pas les cheveux colorés. Acheter du henné était compliqué car cher et son acheminement sur les routes commerciales avait été fortement restreint depuis quelques années.

Mais je divaguais. Tout ceci n'arriverait jamais, et il ne servait à rien de tirer des plans sur la comète si le ciel était gris et aussi vide que mes perspectives de futur dans ce monde. Parce qu'à ce moment-là, il n'y aurait pas de comète, et les plans partiraient en fumée au milieu du vide spatial.

Non, j'aurais été auteure. Enfin, plus précisément, écrivaine. Les gens avaient facilement tendance à penser que ces deux mots étaient synonymes, alors que ce n'était clairement pas le cas. Mais enfin, quoiqu'il en soit, j'aurais été écrivaine. Poétesse. Encore que, ce mot était laid, terriblement laid pour la réalité qu'étaient les poèmes. Pourquoi le verbe poéter n'existait-il pas ? C'était joli. Les personnes qui poètent ne font que peindre sans images, sans couleurs à l'œil, juste peindre des mots, et les couleurs étaient celles que prenait l'esprit. On n'écrivait pas les poèmes, on ne les lisait pas : on les vivait. Alors oui, si j'avais pu vivre dans un monde meilleur, je serais allée peindre des mots sur tous les murs, sur toutes les lèvres, sur tous les corps, sur toutes les âmes.

Et puis tout se serait envolé, évaporé, avec le temps, car rien n'est jamais éternel. Mais ça ne m'aurait pas fait peur, bien au contraire.

Oui, si j'avais vécu dans un monde meilleur, je ne me serais pas rendue malade à craindre l'oubli et à tout faire pour le fuir.

— Eh, Cassiopée, ça va ?

Je sursautai violemment en portant une main à mon cœur. Oui, oui, j'étais bien au courant, j'avais une fâcheuse tendance à divaguer lors des moments les moins opportuns. Comment pouvais-je faire cela ? Ce que nous faisions n'était pas sans danger, et je laisser mon esprit gambader dans des réflexions sans queue ni tête !

— Oui, excusez-moi, mea culpa, murmurai-je, mal à l'aise.

Heureusement que nous étions dans l'obscurité. Au moins, mes amis ne voyaient pas mon visage rouge et brûlant de honte.

— Il faut que tu te prépares à courir au cas où quelque chose se passe mal. Alors reste avec nous, plaisanta à demi Aries de son habituelle voix bienveillante.

J'opinai du chef, grave, gênée de ce moment de divagation. Il fallait dire que je faisais de mon mieux pour oublier les souvenirs de l'attaque, mais ce n'était clairement pas le bon moment. Reconcentre-toi, Cassiopée. D'accord ?

Élios se pencha vers la petite porte qui nous faisait face. La petite ouverture tout en haut était beaucoup trop... haute, justement. Nous ne pourrions pas nous y hisser pour jeter un coup d'œil à l'intérieur. Il fallait tenter le tout pour le tout : prendre le risque de nous manifester. Au mieux, la Colombe nous répondrait, au pire, nous nous ferions attraper. Non, il ne fallait surtout pas que je pense à cela. Ça ne pouvait pas se passer comme ça. C'était impossible. Complètement impossible.

— La Colombe ? T'es là ? C'est nous ! murmura Élios d'une voix forte – il semblait être doté du même talent qu'Aries pour le chuchoté-crié.

Ses longs doigts battaient la mesure sur le bois, comme s'il toquait à moitié. C'était certainement assez de bruit pour nous faire entendre, mais n'était-ce pas trop de bruit, justement ? Quel était le juste milieu ? Sans compter que nous ne devions pas nous attarder ici. C'était dangereux, il fallait faire vite. J'avais écarté mes pieds pour avoir la possibilité de m'enfuir aussitôt si quelque chose se passait mal.

Il se passa de très longues – et pesantes – secondes avant que l'on entende un léger bruit, indescriptible, presque indiscernable, de l'autre côté de la porte. Inquiet, Élios répéta, en prenant garde de baisser la voix :

— La Colombe ? C'est toi ? Dis-moi que c'est toi. C'est nous, on...

— Élios ?

Nos souffles coupés se relâchèrent en même temps : nous étions soulagés, si soulagés d'entendre sa voix. Elle était vivante, c'était déjà ça. Mais comment allait-elle ?

— Bouge pas, ne t'inquiète pas, on est là pour toi, OK ? On a les clés, on va te faire sortir. D'accord ?

— Vous êtes complètement inconscients, ma parole ! Mais, putain, merci, merci, merci. J'espère pour vous que ça va...

— Tais-toi, on parlera dehors. Faut faire vite. Recule-toi. La porte ne grince pas ? Le verrou ne fait pas de bruit ?

— Non, je n'ai rien remarqué quand j'ai été enfermée ici. Strictement rien. Ce camp de soldats est assez récent, ils ont dû remettre les anciennes infrastructures en meilleur état. Rien à craindre.

Au fur et à mesure de la brève conversation de mes deux amis, je m'étais inconsciemment rapprochée de Lou, et j'avais posé la main sur son épaule. Ne t'inquiète pas, voulais-je lui dire, tout va bien se passer. Celle que tu aimes va s'en sortir. Le brun essaya plusieurs clés du trousseau avant de trouver la bonne, et, lorsque la porte fut ouverte, et que la tête de la Colombe passa au travers l'ouverture, hésitante, presque effrayée, un grand sourire étira toutes nos lèvres, comme un soulagement silencieux.

— Viens, on doit partir vite.

Nous ne pouvions pas nous permettre le luxe de prendre le temps de s'étreindre et de laisser cours à l'expression de notre joie. Il fallait filer loin d'ici, vite, vite, vite, le plus vite possible. C'était pire qu'une urgence, désormais ; nous étions l'urgence. Il fallait courir, sans se faire attraper, et puis continuer notre voyage. Il ne s'agissait plus simplement de fuir pour détruire l'ennemi de l'intérieur, désormais ; il ne nous faudrait pas marcher jusqu'à Étincielle pour nous cacher là où l'on ne nous attendait pas. Il nous faudrait nous enfuir, il nous faudrait courir, voler, même. Et ne plus passer dans les villages. Surtout plus. C'était fini. Nous trouverions d'autres chemins, et tant pis si ça nous rallongeait le trajet de quelques heures ou quelques kilomètres.

Il fallait désormais prendre notre envol.

Prendre notre envol et aller peindre les mots de la révolution sur tous les murs d'Étincielle, sur toutes les lèvres du pays, sur tous les corps de la Terre, sur toutes les âmes de l'univers.

La course des étoilesWhere stories live. Discover now