11 | Heureuse - première partie

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Il est étrange de constater le pouvoir très étendu que la nourriture peut avoir sur les gens. Dès qu'un petit groupe de personnes se retrouve au réuni autour d'un bon plat, il arrive ce que je me plais à appeler la bouffe sociale – l'équivalent de l'alcool social, mais pour la bouffe –, et c'est en général un bon moment à passer, en perspective. Tout le monde discute et mange sans trop faire attention à ce qu'il y a dans son assiette, pour peu qu'il y ait suffisamment de pitance pour chaque personne présente. Ce genre de moment s'éternise souvent – voire tout le temps, et ce de manière totalement inévitable –, on discute, au choix, littérature, travail, routine, jeux de société, on refait le monde, on le réinvente, on se recrée un avenir meilleur, on s'autorise à rêver l'espace d'un instant, à se réfugier dans nos rêves de grandeur, nos rêves d'enfants, nos rêves naïfs mais doux, si doux, si doux. On se confie parfois nos mélancolies, les traces d'anxiété qui traînent encore trop tardivement dans nos yeux, on se soutient, on se rassure, et alors le prétexte de ce moment – le repas – devient totalement secondaire.

J'observe ce phénomène curieux depuis toute petite, ayant eu le privilège de ne pas avoir deux bougres trop pauvres pour m'héberger (m'élever est peut-être un terme un peu fort). Bien sûr, à cette époque, je traînais autour de la table en constatant mon exclusion flagrante de la discussion, mais j'avais intégré que proposer un repas à des amis (ou des amies) était une bonne technique pour donner lieu à des conversations longues mais enrichissantes. Je n'avais jamais compris le besoin de l'être humain d'être une bête sociale, car les gamins qui m'entouraient m'avaient toujours paru fades, stupides, dénués d'intérêt, parfois cruels. La solitude me collait à la peau comme une cicatrice, une blessure d'enfance, et les autres avaient pour moi toujours été un combat, je me battais en permanence contre un sentiment que je n'arrivais pas à identifier. Les autres enfants parlaient d'aller cogner sur des clochards pour faire honneur à la politique d'Aquila Rex, de grandeur et de temps prospères après des périodes difficiles, quand moi je contais les étoiles filantes en vers et m'imaginais les différentes manières d'échapper aux dystopies ou à la course inexorable du temps.

— Alors, Cassiopée, t'écris quoi ?

La voix curieuse de Lou me tira de mes pensées en moins d'une seconde, et je relevai les yeux de ma feuille parcheminée. Mon regard tomba d'abord sur les tissus pastel de la jupe courte qu'iel portait, puis je lui adressai un semblant de sourire. Iel avait un stylo mâchouillé et une fine feuille grand format déchiré sur deux des bords : je compris qu'iel souhaitait que nous rédigions les textes de la Guilde ensemble, et je lui fis signe de s'asseoir sur la place voisine de la mienne, qui était inoccupée. Lou s'y glissa sans grâce et s'y assit en lorgnant sur mon écrit. Sans doute était-iel un·e littéraire dans l'âme et cherchait l'inspiration dans les mots des autres pour trouver les siens.

— Un poème, répondis-je simplement d'une voix haut perché. Enfin, un poème... je ne sais pas bien si on peut qualifier ça de poème. Je fais des vers, mais on ne peut plus irréguliers, et j'ai oublié l'idée de faire des rimes.

— C'est une bonne technique pour toucher les gens, ça, les poèmes. Les textes militants remplis de termes politiques bien vénères ne convainquent que celleux – l'inclusif de celles et ceux, se sentit-iel obligé·e de préciser – qui sont déjà convaincus au départ.

J'hochai la tête pour appuyer ses propos : iel avait complètement raison. Il fallait ajouter à ça que la remise en question était un concept totalement inconnu pour la grande majorité des êtres humains de cette planète, et ce peu importe le bord ou les opinions, politiques ou pas. Chacun était persuadé d'avoir raison, chacun était persuadé que les autres avaient tort, et, bien évidemment, cela permettait incontestablement d'avancer dans sa réflexion en quête d'argument sourcés et constructifs !

Je n'eus pas le temps de répondre à Lou, car cellui-ci replongea sans plus s'attarder dans la rédaction de son texte après m'avoir enjoint de faire attention à ne pas écrire trop petit pour faciliter la relecture et le recopiage. Je l'observai quelques instants, prêtant attention à la manière dont son poignet se tordait pour former les boucles des lettres, à son air concentré et au léger pli qui se formait entre ses deux sourcils clairs. Autour de nous, dans la pièce, planait un silence studieux, parfois troublé par les conversations à voix basse de certaines personnes. J'écrivis un texte après l'autre, prenant soin de fournir un rendu lisible et sans trop de fautes d'orthographe, m'agaçant du fait que mon stylo rende l'âme au milieu de l'un d'eux, m'amusant des tailles et textures disparates des différentes feuilles de papier, constatant parfois au travers leur transparence qu'il s'agissait de factures ou d'amendes qui n'avaient probablement jamais été payées.

Je pris une pause au bout d'une heure et demie, mes doigts étaient endoloris et j'avais besoin de laisser mon attention vaquer à autre chose pour être mieux concentrée plus tard. Je m'adossai à un mur en pensant à la couleur cramée des ciels estivaux rougeoyants, à l'odeur des comètes et à la sensation de l'eau glacée de la mer contre ma peau couverte de chair de poule, les nuits d'hiver. Je laissai mes yeux grands ouverts balayer l'entièreté de la pièce de l'immeuble dans laquelle nous nous étions déplacés pour écrire en groupe, et notai chaque détail : une toile d'araignée dans un des coins, un bout de l'arrête de la cheminée en pierre cassé, une tâche sur un des murs, et un gros piano prenant la poussière.

Un piano.

Je m'en approchai et passai une main hésitante sur le bois : une longue trace apparut le long du sillage de mon doigt, signe que cela faisait bien longtemps que personne n'y avait touché. Pourquoi cela ? Une quarantaine de personnes vivait dans ce bâtiment et aucune d'entre elles n'avait jugé bon d'apporter une touche de musique dans leur quotidien ? Je me dirigeai vers Aries pour lui poser la question – il était en train de corriger l'un des textes d'un vieil homme à la peau recouverte de tâches de décolorations, comme des constellations.

— Dis, le piano, il marche ?

Il releva aussitôt la tête de son travail et me toisa en fronçant les sourcils.

— Il est complètement désaccordé, je dois t'avouer qu'on a investi cette salle-ci que l'année dernière et que, depuis, personne n'a encore pris le temps de se pencher sur la question.

Il marqua une pause.

— Pourquoi, tu sais jouer ? Les pianos sont devenus rares et réservés à une élite...

— J'ai comme qui dirait appris en profitant des journées où j'étais seule à la maison, quand j'étais enfant. Je m'installais au piano des grands-parents de Madame et appuyais sur les touches pour produire des mélodies. Je n'ai pas le vocabulaire, mais j'ai la pratique, achevai-je dans un léger rire.

— Quand tes parents étaient absents, tu apprenais le piano ? me questionna le vieil homme aux côtés d'Aries d'une voix étonnamment cassée. Eh ben, t'es douée, comme gamine.

Je le remerciai du compliment en lui adressant un grand sourire – je ne sus pas tout de suite quoi dire, ses cicatrices racontaient sa longue histoire et je compris qu'il avait connu la guerre, aussi cela forçait-il mon respect et même mon intimidation – et hochai la tête. Il avait dans son regard une intensité impressionnante, et les rides aux coins de ses yeux s'accentuèrent quand il me le rendit.

— Enfin, parents... paye tes figures parentales, on va dire. Mais oui, je suis quelqu'un de très autodidacte, sans vouloir me vanter ou me mettre en avant. Bien obligée de l'être, pour pouvoir survivre dans le monde dans lequel j'ai grandi. Je n'aurais pas supporté mon quotidien sans la compagnie de la mer ou de la musique. J'ai le droit d'essayer de le réaccorder et d'en jouer un peu ? Je suis loin d'être une professionnelle, mais bon, je demande à tout hasard...

La course des étoilesOnde histórias criam vida. Descubra agora