11 | Heureuse - seconde partie

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Aries écarta les bras, ses cheveux presque blancs apparaissaient blonds sous la lumière jaune de l'ampoule, et je levai le pouce en l'air avant de m'asseoir sur le petit banc derrière l'instrument. Je le dépoussiérai grossièrement avec mes paumes et ouvrit le couvercle avec mille précautions : une quinzaine de personnes était présente, plongée dans les mots et la rage d'un monde meilleur, et je les déconcentrai lorsque j'appuyai sur sept touches blanches à la suite en constatant que le seul son qui en sortait était une horrible cacophonie sans queue ni tête.

— Excusez-moi, fis-je en crispant mon visage lorsque je remarquai que les leurs s'étaient tournés vers moi, curieux ou furieux. Je vais le réaccorder, je vous promets qu'après les mélodies seront belles.

Il y eut quelques acquiescements, et, au bout de deux heures environ, j'avais bouffé de la poussière et chassé une famille d'araignées qui s'était nichée dans les mécanismes de l'appareil. Je fis courir mes doigts sur les touches et soupirai de contentement en constatant que ce qui s'en échappait était beau, beau à entendre, et alors, je m'échappai dans mon monde. Je fermai les yeux, inspirai, et alors, je me retrouvai sur mon bateau, à voguer sur une mer de rayons de lune, sous le regard des étoiles. J'étais des leurs, et la brise soufflait, j'étais libre, libre, et, alors, assise sur un tabouret, devant un vieux piano, dans un immeuble où grouillait vie et rêves pleins d'espérance, je me rendis compte que, pour la première fois depuis longtemps, j'étais heureuse.

Heureuse.

Je laissai ce mot m'approcher, me fuir, puis se fondre dans ma main, enfler dans ma poitrine, résonner dans mes pensées. J'étais heureuse.

Alors, sans avoir à réfléchir, je me remémorai la danse de mes mains sur l'instrument, et, aérienne, je jouai. Je fixai les noires, les blanches, appuyai parfois sur la pédale, pensant jouer un petit air de fond, qui apporterait quelques touches de couleur au moment, qui aiderait les écrivains – et écrivaines – en herbe à se concentrer, et je continuai sans avoir conscience du temps, passant d'une mélodie à une autre. Je me risquai à lever la tête durant une demi-seconde et perdit le fil : je me rendis compte que la porte avait été rouverte et qu'une grosse vingtaine de personnes avait le regard rivé sur moi, retenant son souffle. Cet arrêt se solda par un tonnerre d'applaudissements, et, sentant une énorme boule s'installer dans ma gorge, j'eus un rire nerveux.

— Bravo ! cria un petit garçon, les yeux remplis d'étoiles, sur un banc.

Je me sentis confiante, tout à coup. J'en oubliai alors ma maitrise approximative du chant et commençai, à l'oreille, l'introduction d'une chanson, une chanson du Monde d'Avant. Elle était triste mais belle, terriblement belle, et je voulais constater qu'il n'y avait pas que ma colère qui pouvait toucher les gens. Que je pouvais émouvoir et faire passer des messages avec l'art, avec de simples émotions mises sur la lumière, la clarté du son.

Love of my life, you've hurt me... you've broken my heart, and now you leave me...

J'aurais bien joué du SOS d'un terrien en détresse ou Let it be, mais Love of my life était la chanson qui s'était insinuée dans mon esprit en premier, aussi la jouais-je jusqu'au bout.

Because you don't know what it means to me; love of my life, love of my life...

Je jouai les dernières notes, laissai traîner ma voix et saluai d'un bref hochement de la tête mon public, puis me levai.

— Je ne veux pas monopoliser le piano, m'excusai-je avec un geste vague en direction de ce dernier. Que vous sachiez jouer ou pas, vous pouvez vous y asseoir et l'essayer.

Quelques nouveaux applaudissements se firent entendre : je redescendais petit à petit de mon nuage, le soleil fondait goutte à goutte pour se faire feu, et je sentis l'euphorie courir dans mes veines sans s'arrêter. J'avais l'impression de voler.

La course des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant