01 | Liberté - première partie

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Le silence était assourdissant. Il tenait les battements de mon cœur en otage et venait de faire sombrer la dernière once d'humanité en moi. Le froid mordant s'insinuait, sournois, sous chacune des pores de ma peau et me glaçait l'esprit. Je ne voyais plus que l'étendue infinie de bleu turquoise qui se tenait, intimidante, devant moi, et rien d'autre. C'en était trop. J'en avais assez. Assez de devoir me cacher, assez de devoir me taire, assez de devoir faire attention à chacun de mes regards, assez de les fuir.

D'ordinaire, je l'aimais, le silence. C'était comme un remède aux blessures que l'on m'infligeait quotidiennement. Mais aujourd'hui, sans que je puisse expliquer pourquoi, il me faisait plus de mal que de bien. Le grand soleil doux et paisible qui régnait dans un ciel sans nuages n'y faisait rien, et mon seul souhait était de ne jamais sortir de là. De couler, couler, couler, et de rester à jamais prisonnière des fonds marins. J'avais beau les fuir, ils me retrouvaient toujours. Je voulais partir, partir loin d'eux. Prendre mes affaires et claquer la porte, marcher et courir jusqu'à la forteresse qui marquait les limites des terres d'Eques, trouver refuge quelque part.

Partir. Ce mot me semblait comme hors de portée, frémissant, frissonnant, comme un serment un peu trop fou avec moi-même.

Bien sûr, ce souhait, il m'habitait depuis des mois. Mais je n'avais jamais songé à le concrétiser. Maintenant que j'avais grandi, peut-être pourrais-je le réaliser ? Ce n'était sûrement pas une bonne idée. Et puis c'était égoïste, tellement égoïste. Mais je voulais être libre.

Libre. Ce mot aussi résonnait comme une belle promesse. Mais comment savoir si ce n'en était pas une fausse ? La liberté existait-elle réellement, ou n'était-ce qu'un mot fantasque et menteur pour faire croire qu'on pouvait l'être réellement, entièrement ?

Ici, sur les terres d'Eques, n'avaient de place ni nos voix, ni nos rêves. Depuis la fin de la guerre, il y a vingt-six ans, nous vivions tous sous le gouvernement d'Aquila, le Roi Aigle comme on l'appelait plus communément, héros de la nation et dictateur aussi rusé que cruel. Je n'avais que quinze ans, aussi n'avais-je pas connu le temps des batailles et des bombardements, mais il restait dans l'air une odeur de traîtrise, de manipulation et de méfiance qui nous habitait toutes et tous. La confiance n'était qu'une utopie lointaine dont plus aucune personne ne se rappelait, et la solitude nous écrasait, telle un fardeau bien trop lourd, un prix à payer imposé par nos dirigeants. Je n'aimais pas cette existence ; mes rêves d'un monde meilleur étaient enfouis tout au fond de moi, comme un trésor d'enfant trop naïf. Rêver était une sorte de remède, peut-être les prémices d'un espoir crédule qui m'habitait jour et nuit.

Le seul moyen de m'échapper totalement de la réalité, c'était plonger dans la mer. Peu importait le temps, chaque soir après l'école, j'allais écouter le silence que m'offrait cette grande étendue d'eau. Notre village subsistait principalement de la pêche : le gouvernement ne nous fournissait presque rien, et le marché noir était bien trop dangereux, c'était là que rôdaient tous les espions et les voleurs. Mais le rivage, aussi magnifique soit-il, n'avait pas le pouvoir de me combler totalement : observer les étoiles le réussissait bien mieux. Seulement, la mer, je pouvais m'y plonger à n'importe quelle heure. Et tant mieux si la lune y projetait la lueur de ses rêves. Ça reflétait les miens.

Aujourd'hui, il faisait sombre, grisâtre. Nous étions en pleine saison froide, et il pleuvait souvent. Seule, sous l'eau, j'entendais le bruit sourd de la dépression qui s'abattait sur la région, et je me répétais en boucle qu'il fallait que je parte. Après tout, qu'est-ce qui me retenait dans cet endroit ? Je ne savais ni d'où je venais, ni où j'allais, mais j'étais sûre que je n'étais pas à ma place, ici. J'étais la seule enfant du village dont les origines étaient parfaitement inconnues, et même les bâtards étaient plus respectés que moi. On ne me voyait que comme la petite sauvageonne du coin, simplement parce que je détestais mon existence et souhaitais m'en échapper.

Mais ne vous leurrez pas. Ceci n'est l'explication que d'une infime partie de la haine que les habitants de mon village me vouaient. Parce qu'au-delà de tout, j'étais une fille. Et, sur les terres d'Eques, les femmes étaient considérées comme des moins-que-rien. Enfin, pas toujours. C'était compliqué. Même moi j'avais du mal à m'y retrouver, à vrai dire. Entre la théorie et la différence de comportement d'un individu à un autre, je n'avais jamais vraiment réussi à cerner les manières de penser ou d'agir de manière très sûre. Mais je m'étais toujours révoltée contre les discours misogynes lorsque j'en entendais. Seulement, j'étais née dans un monde où il m'était impossible de pouvoir hausser la voix. À force de se méfier de chaque individu, les habitants des terres d'Eques avaient trouvé refuge dans les fausses promesses du gouvernement, et tous étaient tombés dans une sorte de patriotisme fanatique. Personne n'avait envie d'écouter la gamine sauvage, comme ils m'appelaient, débiter ses discours féministes.

Féministe. J'avais l'impression que ce terme était devenu une insulte aux yeux des gens, le synonyme d'une hystérie exagérée face à des constats inventés. Mais après tout, n'était-ce pas tout simplement la définition d'une volonté d'égalité entre tous les individus, peu importe qui ils étaient ?

Je trouvais cela malheureux. Certains colporteurs hors-la-loi rapportaient des récits du Monde d'Avant, quand les gens vivaient en liberté dans certains endroits de la planète. À cette époque-là, disait-on, les dirigeants laissaient parler ceux qui avaient des revendications et des choses à redire, même s'ils semblaient ne les écouter que très rarement. Ce concept était tout simplement inimaginable, ici ! Qui, sur les terres d'Eques, serait assez fou pour oser demander du changement et porter ses combats au gouvernement ? Les gens ne tenaient pas à finir emprisonnés ou portés disparus.

Je pouvais, de mon côté, me permettre ces discours à l'échelle de mon village. Les gens n'en avaient rien à faire, bien sûr. Certains tentaient évidemment de me faire taire de manière pas toujours très pacifique. Ici, on y était habitué, on n'y voyait qu'une lubie stupide d'une gamine indésirable dont le seul destin serait de crever, mangée par les poissons, dans l'incivilité la plus complète. Les deux adultes qui m'avaient adoptée l'avaient fait à contre-cœur ; l'éthique morale du maire, basée sur la bonne conscience, empêchant simplement de laisser mourir un bébé malade trouvé seul par hasard. On pensait que je finirais par me taire et succomber à la vie, voyant que le monde ne me ferait jamais de place en son sein. Oh, comme ceux qui pensaient ça se trompaient ! C'était sous-estimer le feu ardent de la révolte qui grondait dans mon esprit et qui finirait par tout incendier.

Je n'étais pas naïve. J'avais tout appris par moi-même. J'avais appris à parler, à chasser, à lire, à écrire, à nager, à courir, parfois à me taire... mais surtout, à penser. Et lorsque chacune des oreilles affamées de paroles de l'auditoire seraient braquées sur moi, je savais que personne ne pourrait empêcher le brasier des mots de se propager et de tout détruire sur son passage.

Peut-être me détruirait-il moi-même, à vrai dire. C'était très probable. Mais je m'étais fait la promesse que j'anéantirais Aquila avant que son incendie à lui, la haine provenant de la foule, ne me brûle et me consume. C'était peut-être bien trop ambitieux, bien trop naïf, bien trop stupide, bien trop égoïste, bien trop égocentrique. Après tout, qui étais-je pour oser me dresser contre un pays et un gouvernement tout entier ? Étais-je réellement légitime ? Et si je ne me battais pour rien ? Je n'étais qu'un infime grain de poussière à l'échelle de l'univers. Pourquoi aurais-je plus le droit qu'un ou une autre de faire valoir ma parole et mes rêves ? Cette petite voix, cette petite voix qui me rabaissait constamment, je la haïssais. J'arrivais la majorité du temps à passer outre, ayant appris à l'apprivoiser et la tromper. Mais parfois, comme maintenant, je n'y arrivais pas. Alors, je me laissais submerger par les larmes, les cris, les sanglots étouffés et le bruit des contradictions de mon esprit, avant de tout faire taire par une enfoncée brutale de ma tête sous l'eau. En attendant les jours de pluie, j'allais noyer l'ouragan de mon âme pour ne pas y succomber.

D'ordinaire, je repartais calmée de cette baignade glaciale. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, sans que je ne sache pourquoi, elle ne faisait que me torturer. D'habitude, plus je sombrais dans les froides profondeurs marines, et plus je sentais mon esprit devenir silencieux. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, plus je m'enfonçais dans cette immense mare grise et glacée, et plus mon être me hurlait de m'en arracher, d'en sortir, de ne plus jamais y retourner. Généralement, je ressortais de la mer qui avait séché mes larmes de manière paisible, sans repenser à ma journée passée. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, j'en ressortis en pleurs, pleurs masqués par l'eau salée qui dégoulinait de mes cheveux bouclés, sans parvenir à me sortir de la tête ce qui était arrivé.

La course des étoilesWhere stories live. Discover now