CHAPITRE 18: On ne badine pas avec la Mort

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Elle saisit son poignard et remonta les marches grinçantes sur la pointe des pieds. Elle pouvait apercevoir au sud que la moitié de Saint-Expedit n'avait plus de courant et qu'une funeste et anormale brume blanche enveloppait toute la côte comme un banc d'âmes en peine à trois kilomètres de la. Elle se retourna là d'où venaient les bruits et fit face à elle-même ou du moins une créature qui avait volé son visage.

Dans ses yeux aussi tristes que les siens, elle pouvait voir le bonheur dont elle avait été privée dès le fœtus. Ils n'avaient pas l'éclat de vie de celui d'un être vivant. Ce n'était qu'une copie née de la vallée dérangeante, sans aucune micro-expression. Une troublante anomalie rejetée par son cerveau et qui lui donnait la nausée. Son instinct de survie la força à pointer la lame de son poignard vers cette jumelle d'un autre monde. Elle aussi en tenait un, mais lorsqu'elle s'en rendit compte, elle le fit disparaître au fond de l'eau.

- Sauve Mariko.

Gabrielle frissonna, cette chose pouvait parler.

- Sauve Mariko. Répéta-t-elle. Mais ses syllabes se suivaient saccadées sur un ton inadéquat. Comme si elle essayait de construire ses phrases avec ce qu'elle avait entendu de la bouche de ses congénères. Comme lorsqu'une personne s'exprimerait phonétiquement dans une langue qu'il ne maîtrise pas ou qu'un chien associe des mots à des ordres sans pour autant comprendre leur sémantique. Elle tenta de calmer son cœur tambourinant et ferma les paupières comme pour lui cacher son âme.

- Mariko est morte !

La jumelle leva les yeux au ciel et pointa les étoiles. Gabrielle aperçut une sorte de voile aux dimensions colossales et aux couleurs indiscernables qui tournoyait lentement au-dessus de l'île comme un nuage quasi invisible, qui l'appelait vers Autre Chose.

Elle l'avait ressenti. Cette Gabrielle malgré sa condition d'anomalie universelle et son esprit détruit dans sa prison corporelle avait réussi à percevoir la même poésie qu'elle en la personne de Mariko, et cela surpassait toute sa haine viscérale pour le genre humain.

C'est pour cela que lorsqu'elle passait du temps avec la fille aux chapeaux de paille. C'était comme si son affection pour elle brisait les limites physiques et temporelles de sa propre réalité. C'était en quelque sorte cet amour synchronisé qui empêchait à ces deux incarnations rivales de s'entretuer violemment.

- Est-ce que c'est toi la voix dans ma tête ? C'est la jalousie qui t'a fait faire ça ?

- Non. C'est la tienne et seulement la tienne. Je... ne peux pas te parler avant. Jamais.

- Je suis désolée Gabrielle ! Mais Mariko est morte ! Elle ne reviendra plus !

-Viens.

-Y a quoi là-haut !?

- On n'a pas le temps... Viens. Supplia-t-elle en lui tendant la main. De la même manière que Gabrielle l'avait suppliée à quelqu'un un jour. Comme une cassette qui repassait toutes ses répliques.

Mais elle refusa fermement de la prendre. Où allait-elle l'entraîner ? "Aller au ciel" pourrait être sa manière de l'inviter à se tuer d'elle-même pour lui voler sa place. Peut-être qu'elle n'était pas en train de l'épargner, mais avait juste acquis un semblant de compassion, ce qu'elle avait perdu.

Un fort hululement lugubre se déversa au-dessus de la mer à la manière d'une onde de choc, transformant les vaguelettes en écume. La jeune femme se retourna et aperçut les contours d'un cadavre arriver depuis la brume. Il flottait à 15 mètres au-dessus de l'eau. Ses bras et ses jambes pendaient sous une tête de coq géante aux yeux rougeoyants, comme la voile pourrie d'une mariée enterrée vivante qu'on aurait exhumée.

Sinistres TropiquesWhere stories live. Discover now