TOUCH [TERMINÉ]

La Marque

Pendant un instant, nous restons tous figés.
Les lumières se sont éteintes si radicalement que, pendant un moment, je ne vois plus rien. Mais ma vision revient rapidement et, une fois que c'est le cas, j'ai de la peine à comprendre ce que je vois. Je tiens toujours Milo. Qui tient...
J'ai un violent mouvement de recul. Le puits est refermé, mais Milo tient toujours Az'hoquan. Ou l'inverse, plutôt. Lorsqu'il s'en rend compte, il a à son tour un mouvement de recul, et le démon le lâche. Puis il reste planté sur place, l'air perdu. Si perdu qu'il ne me faut que quelques secondes pour comprendre.
— Flavio ?
— Claire ?
Mais c'est moi qu'il regarde.
— Je suis là, dit ma mère, dont Charlotte est en train de trancher les liens avec le couteau.
Lorsque c'est fait, elle se relève et s'approche de lui, lentement, comme sur ses gardes, comme si elle n'était pas persuadée non plus qu'il s'agit bien de lui. Puis elle s'agenouille devant lui, retire les cheveux qui lui barrent le front et... elle éclate en sanglots en le prenant dans ses bras.
Un marché est un marché, avait dit Anna. Même si elle n'y a pas survécu, elle a bel et bien réussi à sauver son frère. C'est une pensée douce-amère.
— Victor ! crie soudain Charlotte.
Ces quelques instants me paraissaient trop beaux pour être vrais. J'avais totalement oublié Victor. Mon sang se glace et je me tourne en direction de Charlotte, qui court vers Victor, allongé dans un coin de la grotte. J'ai juste le temps de me relever que ma mère dit :
— Ne vous inquiétez pas, il va bien. Az'hoqan était trop occupé pour terminer de l'aspirer. Vous avez bien agi.
De l'aspirer ? Je fais les gros yeux malgré moi. Quelle horreur.
Je suis sur le point d'aller rejoindre Charlotte au chevet de Victor quand je remarque que Milo se masse le poignet en grimaçant.
— Ça va ? je lui demande.
— Je crois. C'est juste que...
Il ne termine pas sa phrase et me montre son poignet. Il a une ecchymose qui prononcé qu'elle en est presque noire, en forme de trois doigts, sur le poignet. Ça a l'air douloureux rien qu'à regarder.
— Va voir Victor. Je vais bien. Je te promets, ajoute-t-il lorsqu'il voit que je ne bouge pas.
J'acquiesce et pars en courant vers Victor. Charlotte est déjà assise près de lui. Je pousse au soupir audible lorsque je remarque que, en effet, il semble aller bien. Il est déjà en train de montrer ses blessures de guerre à Charlotte. Là où le démon l'a mordu, il a une vilaine marque de dents, mais le noir n'est plus là. Victor va bien.
Je ne réfléchis pas et je lui saute au cou pour le serrer le plus fort possible contre moi. Je ne réfléchis même pas au fait que je risque d'avoir une vision si nos peaux se touchent. Je suis juste tellement soulagée que ça ne me traverse même pas la tête. Charlotte rigole et rejoint et transforme ça en câlin collectif.
— Vous êtes fous, je leur dis. Victor, tu aurais pu mourir !
— Je savais que vous sauveriez la pompom girl, dit-il avec un énorme sourire dans la voix. Et puis, les amis, c'est fait pour ça.
On reste comme ça un moment, à juste profiter d'être tous les trois vivants et d'avoir réussi à se débarrasser d'un démon. Excusez du peu.
— Je n'arrive pas à croire que c'était Anna, je dis quand je les relâche, quelques instants plus tard.
— Je suis vraiment désolée, me dit Charlotte, qui sait à quel point je tenais à elle.
J'essaie de ne pas trop y penser. J'aurai beaucoup de sentiments contradictoires à détricoter ces prochains jours. Et ma mère devra répondre à beaucoup de questions. Mais, pour le moment, je veux juste profiter du fait qu'on est tous sains et saufs.
— On a survécu, dit Charlotte, comme si elle pensait à la même chose que moi en ce moment.
— Moi un peu plus que vous, fait remarquer Victor.
— T'es un champion, lui dit-elle.
— Une belle équipe de champions, Championne, je lui dis en rigolant.
— Eh bien je suppose que, maintenant, on sait comment on trouve le livre, dit Victor après un instant.
On tourne tous la tête vers le centre de la grotte, où Milo ne se trouve plus. Il est allé vers son père, qui semble toujours dans les pommes. Ma mère est toujours avec Flavio. Elle semble heureuse, mais aussi étrangement mélancolique. Je suppose que revoir son amour de jeunesse qu'on croyait mort – et qui est toujours absolument semblable – doit faire un choc. Je ne le connaissais pas, et je suis déjà choquée d'avoir vu quelqu'un sortir de ce puits démoniaque. Je frissonne en repensant aux milliers de cris qui s'en élevaient sans discontinuer. J'ignore si Flavio était mort durant toutes ces années, dans quelle dimension infernale il a passé tout ce temps, mais je suis persuadée que, si ce n'était pas le cas, ce qu'il a vécu était pire que la mort.
— Euh, dit Victor.
— Tu dis un peu trop souvent « euh », dit Charlotte.
— Peut-être, mais quel autre son tu voudrais que je fasse en ne voyant pas le livre ?
Je reviens à moi et le cherche des yeux. Merdaillon. En effet, il n'est visible nulle part.
— Maman ? je l'appelle. C'est toi qui as le livre ?
— Le livre ? répète-t-elle en tournant la tête dans ma direction.
Puis elle le cherche aussi des yeux, et l'inquiétude se peint sur son visage à mesure qu'elle ne le trouve pas.
— Il a dû être absorbé par le puits, dit Charlotte.
Pourquoi cette pensée n'a rien de rassurant ?
— Donc le démon est coincé là-dessous avec un livre qui contient potentiellement des sorts qui peuvent l'en faire sortir ? demande Victor.
On peut définitivement toujours compter sur lui pour dire à haute et intelligible voix ce qu'on n'ose pas formuler.
— On dirait bien, je m'entends répondre d'une voix morne.
On passe les instants suivants à regarder l'endroit où le livre aurait dû se situer, en silence, réfléchissant tous à ce que cela implique. Je croise le regard de Milo. Son père est en train de se réveiller, tout va bien. Il paraît très soulagé. Je le suis aussi.
— Mais on y réfléchira plus tard, je dis. Pour le moment, savourons notre victoire.
— Aux trois mousquetaires, dit Victor.
— Aux trois mousquetaires, répète Charlotte en riant.
Un peu plus loin, à côté de son père qui se masse le crâne, le quatrième me sourit.