La main dans le sac

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Azogan.
Voilà le nom que Milo a entendu ma mère utiliser. Je n'arrête pas d'y penser chaque fois que je la vois dans une pièce ou dans une autre, s'occuper de mon frère, jouer avec lui, préparer à manger comme si de rien n'était. Comme si elle habitait là. Quelque part, cette idée, plus que le reste, me met hors de moi. Elle n'habite pas ici. Elle n'a pas le droit de faire semblant que c'est le cas.
Même lorsque je m'enferme dans ma chambre avec Mr Bojangles pour éviter de la voir partout, je ne peux pas m'empêcher d'y penser. Azogan. Je lance une recherche Internet, mais, sans surprise, ça ne donne rien. Ce n'est pas comme si je m'étais attendue à trouver le pédigrée de la bête en ligne, mais bon, l'espoir fait vivre, contrairement à cette chose. J'espère que Charlotte aura plus de succès que moi. C'est Milo qui doit l'appeler pour lui faire part de sa découverte, puisque je suis coincée avec la femme qui fait semblant d'habiter là.
Au bout d'une demi-heure dans ma chambre, je n'y tiens plus. Je sors. Ma mère est toujours en train de cuisiner, Ruben est avec elle. Je les entends rigoler comme si c'était un jour normal et parfait en famille. J'en ai presque physiquement la nausée. Bien sûr que j'ai envie que mon petit frère puisse profiter de sa mère, mais je suis tellement en colère contre elle en ce moment que j'ai juste envie qu'elle parte. Qu'elle parte et qu'elle ne revienne plus.
Mais qu'elle réponde aux questions, également. Qu'elle réponde à toutes les questions que je me pose.
Comme elle ne le fera pas, je me résous à faire quelque chose que je n'aurais jamais songé faire de toute ma vie de fille modèle.
Je vais fouiller son sac.
Je m'assure qu'elle est toujours occupée avec Ruben – de toute évidence, on mange des lasagnes ce soir, son plat préféré –, puis je me rends vers la porte. Rien sur le porte manteau. Je ne vois rien dans le salon non plus. Je commence à paniquer légèrement à l'idée que son sac puisse être dans la cuisine, avec elle, quand je le repère finalement entre le canapé et la table basse.
Non seulement elle fait comme si elle habitait ici mais en plus elle fout de bordel? Hun hun, pas sous mon toit, jeune dame.
J'attrape sa besace en cuir rosé et je file à la salle de bain. Pourquoi, je ne sais pas, mais c'est l'endroit où je termine mon futur de criminelle.
Je ne prends même pas la peine de regarder comment sont les choses pour les remettre en l'état après. Je renverse directement le contenu sur le sol.
Etrangement, il n'y a pas tant de choses que ça à l'intérieur. C'en est même désespérant. Comme pour ma recherche Internet, je ne m'attendais pas à découvrir quelque chose de transcendant, mais, quand même, c'est décevant. Un rouge à lèvre framboise, un flacon de parfum contenant l'odeur d'une femme que je ne connais pas, quelques tickets, son porte feuille, son téléphone, des bonbons pour la gorge, un paquet de mouchoirs et quatre stylos. Pourquoi quatre, je vous le demande.
Je prends son porte-feuille et l'ouvre. Il y a une photo de papa, une de Ruben et moi quand nous étions plus jeunes. De l'argent. Si j'avais été une ado plus normale, je n'aurais sûrement pas cherché plus loin. Mais non, moi ce n'est pas le billet de dix qui m'intéresse, c'est la preuve qu'elle travaille avec une entité étrange qui tue des gens par liquéfaction et qui est potentiellement un démon qu'elle connaît répondant au doux nom d'Azogan. Un lundi normal. Même si on n'est pas lundi.
Je fais chou blanc sur toute la ligne.
Mais ça aurait pu être pire. Quelqu'un aurait pu rentrer pendant que je fouillais.
— Tu fais quoi?
Je lâche tout ce que je tenais pour le ranger en entendant mon frère.
— Ruben, c'est pas ce que tu crois.
En fait, c'est exactement ce qu'il croit. C'est ça qu'on appelle être prise la main dans le sac? Et crotte.
— Maman!
Et crotte et demi.
Je me dépêche de remettre tous les objets dans le sac, mais, dans ma hâte, je fais un peu n'importe quoi et le sac m'échappe des mains, renversant son contenu que je venais de ranger sur le sol de la salle de bain. Je suis tellement nulle que j'ai presque envie d'en pleurer. Au moins je sais vers quelle carrière je ferais mieux de ne pas me tourner. Je vais continuer les études.
— Qu'est-ce que tu fais, Jo?
Je pousse un profond soupir avant de relever des yeux plein de défis vers ma mère. Je ne réponds rien. Je me contente de la fusiller du regard, comme si c'était elle, la coupable, alors que c'est moi qui fouillais dans son sac. Elle a de toute évidence des choses à cacher, parce qu'elle semble mal à l'aise, tout d'un coup.
Et, au lieu de m'enguirlander, elle s'agenouille devant moi pour m'aider à ranger ses affaires.
— Je suis très déçue par ton comportement.
Mon adolescence a enfin dû commencer, parce que je lui réponds sur le même ton:
— Je te retourne le compliment.
Elle a l'air blessée un instant. Sa main s'immobilise en plein mouvement et je remarque qu'elle tient quelque chose qui n'était pas sorti du sac auparavant. Une pochette d'allumettes de l'Hôtel du Lac. Ainsi donc, c'est là qu'elle séjourne. Je suppose que ça répond à la question: je n'arriverai pas à aller fouiller ses affaires. À moins de faire diversion, de piquer la carte de sa chambre, d'y aller quand elle n'est pas là, de...
— Je ne te reconnais pas, Jo, me dit-elle d'une voix peinée.
Oh, pas de ça avec moi, merci.
— Tu t'es remise à fumer, je commence en donnant un coup de tête en direction de la pochette d'allumettes, ou c'est pour allumer les bougies quand tu invoques des démons?
— Maman? demande Ruben.
— Jo! s'écrie ma mère.
— Claire? demande mon père, qui vient d'arriver silencieusement.
Après la main dans le sac, je propose, pour cinquante francs: laver le linge sale en famille.
— De quoi parle-t-elle, Claire? demande mon père qui semble très suspicieux.
Merci papa. Quelque chose me dit qu'on ne va pas manger de lasagnes ce soir, finalement. Ou, en tout cas, pas tous les quatre comme la gentille famille modèle que nous ne sommes pas.
— Je n'en sais rien. Jo, range mes affaires, et arrête de fouiller dans mon sac. Si tu as besoin d'argent, tu peux me le demander.
Je pouffe bien malgré moi et, étonnamment, c'est mon père qui me fait les gros yeux.
Bon, je risque d'être à nouveau privée de sortie, donc foutu pour foutu...
— Tu comptes faire quelque chose pour le renvoyer d'où il vient ou tu vas le laisser continuer à tuer des gens comme il y a vingt ans?
Silence.
— De quoi parle-t-elle, Claire?
Mon père est étrangement froid.
— De rien d'important, lui ment-elle outrageusement.
— Pas sûr que Flavio partage cet avis.
La baffe part si vite que je ne vois rien venir. Un instant je suis là, à défier ma mère, le suivant un claquement retentit et je suis propulsée dans la vision de sa mort. J'entends le bruit de mes pas qui résonnent, mon inquiétude, son dernier souffle qui franchit mes lèvres.
Lorsque je reviens à moi, ma mère a les mains plaquées sur la bouche et mes joues sont baignées de larmes. Je ne sais même pas si je pleure à cause de la vision, à cause de la gifle, à cause de ma colère contre ma mère ou parce que j'ai compris qu'elle ne fera rien, que tout la dépasse et la terrifie encore plus que nous et que son inaction causera sa propre mort, mais également celle de Victor et de qui sait combien d'autre personnes.
— Je crois qu'il vaut mieux que tu partes, Claire.
— Martial...
— Maintenant.
Je la regarde se relever, tremblante, les yeux troubles, comme si c'était elle qui venait de se faire gifler, puis disparaître de mon champ de vision. Et malgré ma colère, malgré la rage que j'éprouve en ce moment, je ne suis sûre que d'une chose. Je lui en veux, mais je l'aime.
Il est hors de question que je la laisse mourir sans me battre.

TOUCH [TERMINÉ]Where stories live. Discover now