Mr Bojangles et l'Homme que je n'ai pas tué

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Tout ce qui se passe ensuite est trouble.

Les cris jaillissent aux quatre coins de la salle avec différents niveaux de retard, comme un geyser sauvage qui parvient enfin à se libérer et, bientôt, ils se fondent dans la masse, comme s'ils me parvenaient derrière un mur d'eau qui absorbe tous les sons. Chacun d'eux fait onduler la surface. Je les entends, au loin, mais je suis comme dans une bulle protectrice. Je me rends compte au bout de quelques secondes que ce n'est pas la paroi de mon cocon aquatique qui ondule, mais ma vision qui pulse au rythme trop rapide du sang dans mes tempes en total décalage avec le calme factice dans lequel je flotte. J'ai l'impression que mon cerveau refuse d'associer les images qu'il perçoit à la réalité. Ça ne peut pas être monsieur Martin. Monsieur Martin est un être humain, vivant, qui va bientôt nous donner cours, pas une masse bizarrement noircie qui ressemble à du slime couleur corbeau. Pourtant c'est bien sa veste. Je suis incapable d'en détacher les yeux, comme si je cherchais la preuve irréfutable qu'il s'agit d'autre chose et que donc, bien sûr, M. Martin va entrer dans la salle d'un instant à l'autre avec une explication logique à son retard et qu'on va tous rire ensemble à la blague que quelqu'un a faite.

Sauf que je sais au plus profond de moi qu'il ne s'agit pas d'un canular et que, à en juger à l'état du cadavre, il doit croupir là depuis avant les vacances. Pendant un instant, une lueur d'espoir perce ma bulle de tranquillité. J'ai croisé M. Martin vendredi passé en rentrant à la maison. Il promenait Mr Bojangles, son teckel qui le suit partout. Il était vivant. Ça ne peut donc pas être lui. Je ne veux pas que ce soit lui. Je refuse. Mais peut-on vraiment refuser ce genre de chose ? Mon cerveau sait ce que mon cœur rejette. Quelle que soit l'explication, quelles que soient les raisons, j'ai la cruelle certitude que Mr Bojangles est à présent orphelin.

Nicolas est le dernier à se mettre à crier. C'est lui qui se trouve le plus près du corps, sauf que, comme il se trouvait en dessous, c'est le dernier au courant de la raison pour laquelle on hurle tous. Et ses cris de cochon égorgé dépassent ceux de toute la classe réunie.

Non, c'est faux. Je ne crie pas. J'ai l'impression d'être tellement tétanisée que je suis complètement déconnectée. Je dois être la seule personne muette ici.

En me retournant, je découvre que ce n'est pas le cas. Nous sommes trois à rester silencieux. M. Grimaldi s'approche lentement. Derrière le mur d'eau qui me sépare du monde réel, j'entends sa voix déformée nous ordonner de sortir tranquillement de la salle en ne touchant rien. Je ne crois pas que « tranquillement » soit dans les cordes de quiconque en ce moment. Sauf peut-être de la dernière personne qui ne crie pas. Celui qui est si impassible qu'on dirait qu'il a déjà vu tellement de cadavres qu'il est blasé. Celui qui cherchait M. Martin moins de trente minutes auparavant.

Le nouveau.

Nos regards se croisent un bref instant, et il me semble déceler une once de défi dans le sien. Comme si une étincelle avait mis le feu aux poudres et fait redémarrer mon système en urgence, le son explose si violemment à mes oreilles que j'y porte les mains pour essayer de me protéger, en vain. À côté de moi, Charlotte bégaie une série de mots incompréhensibles. Elle est tellement paniquée qu'on dirait qu'elle va faire une attaque dans les secondes qui suivent, et j'agis avant même que mon cerveau puisse étouffer l'impulsion dans l'œuf.

— Charlotte, je l'appelle en posant ma main gantée sur la sienne. Charlotte, regarde-moi.

Elle obtempère. La terreur qui irradie de ses grands yeux bruns est aussi violente que le regard laser de Superman. Je ne suis pas sûre d'y survivre.

– Charlotte, je répète plus doucement. Tout va bien. Il ne va rien t'arriver. Tout va bien.

Pourquoi diable ai-je dit ça ? Qui dit des trucs aussi stupides ?

TOUCH [TERMINÉ]Where stories live. Discover now