Une envie pressante

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— QUOI?
Victor me fait signe de me taire pour ne pas attirer l'attention des dizaines d'élèves dans le couloir. Je l'attire un peu plus en retrait. Dans la mesure où on l'était déjà au maximum, ça signifie dans les toilettes des filles.
— Qu'est-ce que ton père a dit au juste?
Victor n'a pas l'air le moins du monde perturbé par l'endroit où on se trouve.
— Pourquoi tu es rouge pivoine? demande-t-il d'un ton suspicieux.
— Euh, pour rien, je réponds alors que je viens de me rendre compte que c'est la deuxième fois en une semaine que je me retrouve seule à seule avec un garçon dans les toilettes. Alors? Il a dit quoi?
— Qu'en plus des cinq meurtres non élucidés, il y a eu un disparu. Ils n'ont jamais su s'il s'agissait d'une sixième victime ou du meurtrier, qui a mis les voiles. Le mystère reste entier. Mais ça vaudrait la peine de découvrir de qui il s'agit et d'enquêter sur lui.
— Tu penses vraiment qu'on en découvrirait davantage que la police?
— Je pense qu'on a un angle qu'ils n'ont pas. Toi, ajoute-t-il devant mon air interrogateur.
Je reste pensive un moment. Cinq meurtres, un disparu. C'est bien joli sur le papier, cependant, ça fait six personnes que je ne peux ni toucher ni interroger. Je ne partage donc pas l'enthousiasme de Victor.
— Ton père t'a dit autre chose?
Victor s'esclaffe.
— Quoi?
— T'es marrante. Tu crois vraiment qu'il m'aurait dit ça à moi? demande-t-il en secouant la tête. Elle est bien bonne. J'ai entendu mes parents en discuter entre eux hier soir. En chuchotant. À une heure où j'étais censé dormir. Ils ne veulent vraiment pas que ça arrive à mes oreilles. Quoi qu'il soit réellement en train de se passer en ce moment, ça met la police en PLS.
La chasse d'eau retentit et, pendant un instant, on se regarde comme si on venait d'être pris la main dans le sac, la panique nous figeant sur place comme deux lapins crétins à court de piles. Je suis en train de repasser mentalement la conversation qu'on vient d'avoir pour m'assurer qu'on n'a rien dit de grave ou d'embarrassant quand Charlotte sort tranquillement des toilettes. Qu'est-ce qu'elle fiche ici, bon sang?
Elle secoue la tête en nous regardant comme les deux amateurs que nous sommes. On a chuchoté, mais on n'a pas vérifié qu'on n'était pas seule. Du coup, je me baisse vivement pour regarder qu'aucun pied ne dépasse dans la deuxième cabine de toilettes avant de m'exclamer:
— Charlotte! Tu es de piquet! C'est toi qui le surveilles, là! Qu'est-ce que tu fais ici?
Elle me regarde un instant comme si je venais de lui demander de quelle couleur était jeudi dernier, puis répond calmement:
— Contrairement à toi, certaines personnes utilisent les toilettes pour aller aux toilettes.
— Tes oreilles sont de nouveau toutes rouges, observe Victor d'un ton pensif.
— Eloigne-toi du mur, me suggère Charlotte.
Je la singe comme si j'avais cinq ans et demi. Je ne suis pas fière de mon geste, mais nécessité fait loi, et désespoir fait rage.
— Il est en classe, harponné par Emmalou. T'en fais pas, il n'ira nulle part pendant les cinq minutes de pause, continue-t-elle. Et j'étais déjà de piquet avant. Oserais-je te rappeler que ça devrait être à toi de le surveiller jusqu'à midi, mais que tu voulais parler à Victor?
Depuis ce matin, on se relaie pour surveiller Milo sans éveiller les soupçons. Dans la mesure où on n'a pas vraiment quitté la salle de classe sauf pour la pause de quinze minutes du milieu de matinée, la tâche a été plutôt facile. Même à ce moment-là, à vrai dire, parce qu'Emmalou et Caroline le suivent comme une ombre et que ça ne lui laisse pas une grande liberté de mouvements. Il ne nous reste qu'une période avant la fin de la journée scolaire et le début de notre colle, et on n'a pas eu un moment à nous. C'est la raison pour laquelle je ne discute avec Victor que maintenant. Qui aurait cru que jouer les détectives en herbe était aussi chronophage? Et surtout aussi répétitif?
— D'ailleurs, c'est déjà l'heure, conclut-elle en regardant sa montre. En classe, les gros nazes.
C'est notre nouveau surnom. On l'a choisi ensemble, par vote unanime. Si on fait de ce terme un surnom affectueux, il ne nous atteindra pas. Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, non? Espérons donc que le nouveau nous rendra plus forts.
— En parlant de retourner en classe, je commence.
Puis je sèche. Comment leur parler de ça? Comment leur expliquer? Je ne leur ai pas raconté pour le meurtre de maman, c'est trop personnel. Ça va tomber comme un cheveu sur la soupe.
— Oui?
Je soupire. Allez, d'un coup, comme les sparadraps.
— Le retour de ma mère me paraît plus que louche. Je crois qu'on devrait chercher les articles de ses années de cours ici.
— D'accord, dit Charlotte.
Elle n'ajoute rien, mais je vois bien à son air que cette réflexion lui a déjà traversé l'esprit.
— Si seulement on pouvait trouver des articles sur ces meurtres, je bougonne en secouant la tête tout en suivant machinalement Charlotte.
Dans laquelle je rentre presque aussitôt, parce qu'elle s'est figée sur le pas de la porte. Je suis sur le point de lui demander ce qui lui prend quand je vois qu'Emmalou est toute seule.
— Mer...daillon, je jure tout bas.
Je me retourne aussitôt et vois une ombre filer au bout du couloir. S'agit-il de Milo? De Caroline?
Des deux?
Mon coeur accélère. L'ombre est montée l'escalier qui mène à la 2b.
Je ne réfléchis pas et suis aussi discrètement que possible. Première volée de marches. Deuxième. J'arrive au dernier étage. Vide. La porte de classe est sous scellés, et il est clair que personne ne l'a ouverte. Même si c'est inutile, je tourne trois fois sur moi-même pour fouiller les environs du regard. Aucune trace de Milo ou de Caroline. Il n'y a personne. C'est impossible. Je suis persuadée d'avoir vu quelqu'un monter. Est-ce que j'ai pu halluciner? Ou est-ce qu'ils sont en train de mijoter un mauvais coup?
Mon coeur accélère encore bien malgré moi alors que j'entends le fantôme de la voix de Milo me répéter qu'il se passera bientôt quelque chose.
Je l'ai perdu. Je l'ai laissé filer comme une imbécile. Je suis la pire apprentie détective qui soit. Détective en mauvaise herbe, oui, je me fustige en descendant les escaliers. Il faut que je le retrouve et que je garde mes distances avec Caroline. Si elle voit que j'ai suivi Milo, vu notre altercation de la veille, je ne donne pas cher de ma peau.
Je suis encore en train de m'invectiver mentalement quand, au détour d'une volée de marches, on me tire violemment par le bras et, alors que le mur se rapproche rapidement de mon visage, j'ai juste le temps de penser que je suis la pire imbécile qui soit.

TOUCH [TERMINÉ]Where stories live. Discover now