Rendez-vous nocturne

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Je marche depuis bientôt dix minutes avec Mr Bojangles quand j'atteins le pont. Je suis tellement stressée à l'idée d'être seule dehors de nuit alors que deux meurtres ont eu lieu en dix jours que je fais un bond de trois mètres et demi en entendant une brindille craquer. Au moment où je touche à nouveau terre et qu'elle craque encore une fois, je me rends compte que c'est moi qui avais marché dessus.
Bravo, Jo. Tu as l'âme d'une guerrière.
Mr Bojangles grogne et avance rapidement, tirant sur sa laisse, ce qui, dans n'importe quelle autre circonstance, m'aurait fait rigoler avec affection vu la manière dont son petit corps de saucisse gigote quand il le fait, mais me glace d'effroi en ce moment.
— Il y a quelqu'un ?
J'ai envie de me frapper le front dès que cette question s'échappe de mes lèvres. Ce que je viens de faire, c'est un peu l'équivalent de monter à l'étage dans un film d'horreur. Stupide, inefficace, et ça risque potentiellement de me faire tuer, même si je ne suis pas blonde à forte poitrine.
Seul le silence me répond, ainsi qu'un son qui provient de Mr Bojangles et qu'il m'est difficile d'identifier. Est-ce un autre grognement ? Est-ce un pet ? Le mystère reste entier.
Je me calme légèrement en décidant qu'il s'agissait de la seconde solution. S'il est assez détendu pour lâcher une caisse, c'est que nos vies ne sont pas en danger.
Je pousse un soupir en m'asseyant sur le mur en pierre à côté du petit pont romain. Sérieusement, qu'est-ce qui m'a pris de venir ici à cette heure-ci ? J'ai envie de réponses, mais ai-je vraiment tellement besoin de les obtenir que je suis prête à risquer une crise cardiaque à seize ans ?
Un long moment s'écoule. La nuit est calme, l'air est chaud. Personne ne fait de jogging dans le coin malgré la fraîcheur bienvenue. Il est bientôt minuit et le ciel est aussi noir qu'il peut l'être en plein été. Mr Bojangles s'est assis à mes pieds. Je suis en train de me demander si j'arriverais à calculer l'angle que forme son petit corps étrange lorsqu'il est assis quand une nouvelle brindille craque.
— Salut, Joséphine.
Je tourne la tête dans la direction du bruit, et le voilà. Grand, fin, ombre parmi les ombres, mains dans les poches, l'air presque un peu penaud. Il marque un temps d'arrêt à deux mètres de nous, comme s'il n'était pas sûr qu'il avait le droit de s'approcher davantage. Mais, bien sûr, mon gardien décide de lui faire la fête. Il se lève, dandine son petit corps jusqu'aux pieds de Milo et bondit joyeusement contre lui. Sale traître. Jamais il ne m'a fait ça. Et dois-je lui rappeler qu'il est en deuil et qu'il n'a fait que broyer du noir depuis que je l'ai récupéré ? Mais non, même les chiens se roulent aux pieds de Milo Grimaldi. Un cliché de plus, et je meurs d'overdose.
Ma mauvaise foi étouffe dans l'œuf quand Milo se baisse pour le caresser. Mr B en profite pour lui lécher la joue – il est vachement plus rapide qu'il n'y paraît –, et un éclat de rire s'échappe de Milo pour s'élever dans les airs. C'est un des plus beaux sons que j'ai jamais entendus.
— Salut, je réponds avec un grand décalage.
Il relève la tête vers moi, son demi-sourire lui mangeant la moitié du visage, et la lumière du lampadaire embrase son regard. Mon cœur fait un plongeon dans mes intestins et commence à rebondir partout comme une boule de flipper sous acide.
Milo reste agenouillé à caresser la tête et les oreilles de Mr Bojangles, qui se met à gémir de plaisir. Je me moquerais bien, mais pas sûr que je ne ferais pas exactement la même chose à sa place.
Sauf que Milo ne pourra jamais me toucher.
Cette simple pensée suffit à me dégriser.
— Je ne savais pas si tu aurais mon message, je lui dis, plus pour combler le silence qu'autre chose.
Il sourit toujours. C'est hautement perturbant. Cette manière de me regarder comme si on partageait une intimité tout au moins amicale me donne envie de taper du pied pour évacuer la tension qu'elle me provoque.
— Charlotte m'a bien transmis le lieu et l'heure de rendez-vous.
— Merci d'être venu.
Le sourire qu'il m'adresse à cet instant est si espiègle que je sais d'avance que je vais regretter d'avoir dit ça.
— Je n'aurais manqué un rendez-vous avec toi pour rien au monde.
Puis, comme s'il se doutait que j'allais essayer de me justifier et de lui expliquer qu'il ne s'agit que d'une rencontre, pas d'un rendez-vous, il enchaîne sans me laisser le temps d'en placer une. Mais pas sans m'avoir adressé un clin d'œil dans la foulée.
— Tu n'as pas eu trop de problèmes pour venir ?
Je soupire bien malgré moi en repensant au parcours du combattant qu'il m'a fallu entreprendre pour arriver ici.
— Tu veux la version courte ou honnête ?
Il plisse vaguement les yeux, l'air toujours amusé, et je remarque à mon corps défendant que, même plissés, ses yeux sont d'un bleu si vibrant qu'ils brillent même sous un mauvais éclairage.
— Allons-y pour la version honnête.
— Disons que faire le mur par la fenêtre avec un teckel qui gigote n'est pas la chose la plus facile que j'ai fait au cours de ma vie.
Son sourire ne diminue pas.
— C'était quoi, la version courte ?
— « Naaaaaah », je lâche, ce qui le fait rire. Et toi ?
Il hausse les épaules.
— Je ne crois pas que mon père remarquerait si je ne rentrais pas pendant une semaine, dit-il avec une moue pincée qui doit être un sourire forcé avant de se redresser et d'épousseter ses mains sur son pantalon.
Cette réponse m'étonne, mais je n'ose pas lui demander de précision. Après tout, malgré les circonstances étranges et cette rencontre plus que hautement bizarre, on ne se connaît pas.
Mes pensées s'embrouillent alors qu'il s'approche, Mr Bojangles le suivant comme un petit chien — ce que, techniquement, il est.
Milo marque une nouvelle pause, juste devant moi. Pour une raison qui dépasse mon entendement, je le dévisage malgré la position inconfortable pour ma nuque. Il me rend mon regard, tranquillement. Ses yeux semblent raconter une histoire que le silence ambiant étouffe. Lorsque c'est trop à supporter, je détourne la tête, et il s'assied à côté de moi. Pas collé à moi, mais assez près pour que ma gêne augmente encore d'un cran.
— Tu vas bien ? demande-t-il au bout d'un moment.
— Moi ? Pourquoi ça n'irait pas ? Je vais super bien. La forme intégrale. Hyper cool. Top clair bleu ciel.
Hein ?
Lorsqu'il rigole doucement, je comprends que sa question visait les récents événements à l'école et non pas quelque chose qu'il aurait pu lire sur mon visage.
— Oh, euh, je pense que ça a déjà été mieux, mais je le vis étrangement mieux que ce que j'aurais pu croire si tu m'avais dit que j'allais découvrir deux machabées en une semaine.
— Tu n'aimais pas beaucoup Caroline.
Je me tourne vers lui, presque choquée par sa remarque.
— J'avais de sacrées raisons.
— Je sais.
— Est-ce que tu lui as fait quelque chose ?
Ma question est sortie de but en blanc. Elle me brûlait les lèvres depuis trop longtemps. Je sais qu'il me dira que non, et je sais déjà que je le croirai malgré ce que j'ai vu, mais j'avais besoin de la poser quand même.
— Je savais que tu ne m'avais pas demandé de venir pour mes beaux yeux.
Ma mâchoire tombe d'un cran. Lorsque je me reprends, je cligne plusieurs fois des paupières, mais je suis incapable du moindre mouvement, comme une biche devant les phares d'un camion. Sauf que mes phares sont deux yeux beaucoup trop bleus et que le camion qui s'approche est une main, qui se pose délicatement sur ma joue.
— Non, je ne lui ai rien fait, répond-il avant de marquer une courte pause. On t'a déjà dit que tu es vraiment mignonne quand tu te tais ?
Sans même avoir conscience de le faire, j'attrape fermement son poignet et retire sa main de mon visage. Je sais ce que je verrai, mais j'ai besoin de le voir de mes propres yeux.
— Explique-moi comment tu es au courant pour ça, je lâche un peu trop sèchement en désignant du menton le gant qu'il porte. Et ensuite, raconte-moi tout ce que tu sais d'autre.
Il ne quitte pas des yeux un seul instant quand il répond :
— Je le ferai plus que volontiers, mais j'aimerais que tu me promettes que tu ne me traiteras pas de fou et que tu ne partiras pas avant que j'aie fini de tout te raconter.
Je soutiens son regard sans ciller. J'ai vaguement conscience que je tiens toujours son poignet, et je le lui jette pratiquement au visage en hochant la tête.
Il semble hésiter un instant, mais se reprend, et ce qu'il dit ensuite ne me paraît pas aussi fou que ça devrait.
— Je... vois des choses qui ne se sont pas encore produites.
Plusieurs secondes défilent avant que je n'ose demander :
— Qu'est-ce que tu vois ?
— Oh, tout et n'importe quoi, répond-il, de l'amusement dans la voix.
— Je ne suis pas venue pour du n'importe quoi.
— Je sais, dit-il avant de marquer une nouvelle pause lourde de silence.
— Alors, quoi ? je le presse.
— Des meurtres. Et...
Il détourne la tête et pose le regard sur Mr Bojangles, qui s'est couché.
— Et ?
Il relève le regard et le plonge dans le mien.
— Toi, Joséphine. Je ne vois pratiquement que toi.
Pourquoi ai-je soudain l'impression que des papillons sont en train de danser la gigue dans mon bas-ventre? En même temps, le malaise me saisit et une violente nausée me secoue. Du coup, j'ai la seule réaction saine possible. J'éclate de rire. Je ris même si fort que des oiseaux s'envolent, alors qu'on est en plein milieu de la nuit et que je pensais être seule. On repassera pour mes talents d'observation.
Milo a l'air perplexe. Le pauvre, il ne doit pas avoir l'habitude que ses tentatives fassent chou blanc. Ça ne devrait pas me faire rire – mes nerfs sont peut-être en train de lâcher ? –, mais ça doit être vraiment surprenant venant d'une fille comme moi, si... impopulaire. Bon sang, même moi, je suis surprise, maintenant que j'y pense.
— Tu... Tu pensais...
Je m'arrête pour essuyer une larme qui déborde de mon oeil.
— Tu croyais vraiment que j'allais marcher aussi facilement?
— Je ne comprends pas.
Son visage d'ange rebelle reflète ses paroles.
— Tu crois vraiment que je suis née de la dernière pluie?
Il a toujours l'air dubitatif.
— Oh, s'il te plaît, Milo, je continue sur un ton blasé qui me surprend moi-même. J'étais là, lundi, quand tu as débarqué et que tu ne m'aurais même pas donné l'heure si ma vie en dépendait. Tu penses vraiment que tu peux m'avoir avec des phrases comme ça?
Le soulagement prend si vite possession de ses traits que j'ai aussitôt l'impression d'avoir dit une grosse bêtise. Mais j'étais là. J'étais bel et bien là. Il m'a même rattrapée sans me regarder. S'il pense que je vais croire une seconde qu...
— Joséphine, commence-t-il avec une douce assurance, il faut que je sois en contact avec un élément déclencheur pour voir quelque chose. Ce n'est pas une science exacte. Tu es bien placée pour comprendre. Je n'avais eu aucune vision de toi avant de te rencontrer.
Merde. Ça se tient. Sauf que...
— Qu'est-ce qui te fait penser qu'on est pareils? L'autre jour, tu m'as dit qu'on était pareils, toi et moi.
— Toi, répond-il en haussant pratiquement les épaules. Dans une de mes visions, tu me rassures en me disant qu'on va s'en sortir, parce que si deux personnes peuvent se sortir de là, c'est bien deux personnes qui peuvent voir le futur.
— Je ne peux pas voir le futur.
Il fronce les sourcils.
— Mais tu m'as dit...
— Je ne t'ai rien dit, Milo, je le coupe. Si je te crois, si je décide de te croire, tu me parles d'une chose que je te dirai dans le futur, justement. Je ne suis pas en train de te mentir. Par contre, et au risque de ne vraiment pas me faire de publicité, je pense que je te mentirai à ce sujet. Pour te rassurer. D'ailleurs pourquoi est-ce que je te rassure?
— On est enfermés dans un placard et on pense qu'on va mourir, répond-t-il machinalement avant d'enchaîner d'une traite. Mais attends, quel est ton pouvoir, dans ce cas? Parce que je sais que tu en as un. Je l'ai vu. Tu vois des choses. Et puis, il y a ça...
Il fait un geste machinal en direction de mes manches longues et de mes gants.
— J'assiste à la mort des gens quand je les touche.
— Woaaah, s'exclame-t-il. Sérieux? Purée, c'est mega cool!
— Pas vraiment, non.
— Je n'ai aucun contrôle sur ce que je vois.
— Moi non plus, je te signale. Et ça n'a rien de cool, au contraire. C'est la chose la plus horrible du monde. Je ressens ce qu'ils ressentent, j'ajoute après un moment de silence. Et je ne peux rien faire pour l'empêcher. Rien.
— Je te demande pardon.
Un long silence s'étire entre nous, si épais qu'il en devient comme une présence physique. C'est Milo qui finit par le rompre.
— Je crois que mes visions se réalisent toutes. Je veux dire, je ne peux pas être sûr à cent pour cent vu que certaines n'auront pas lieu avant des années.
— Est-ce que tu en as toujours eu? je lui demande après un nouveau silence.
— Oui.
— Moi aussi.
Nouveau silence, rompu uniquement par le bruit que fait de temps à autres Mr Bojangles en reniflant l'herbe à ses pieds. Ce n'est pas un silence qui met mal à l'aise. D'une manière étrange, je me sens vraiment bien. Si Milo me dit la vérité, ça signifie qu'il y a enfin quelqu'un qui comprend ce que je vis, pas parce qu'il vit la même chose, mais parce qu'il vit quelque chose de similaire. Si Milo est bien ce qu'il prétend être... Mais je suppose que l'avenir me le dira bien assez vite. Pour l'instant, j'ai juste envie de savourer ce répit.
Milo tourne la tête dans ma direction. Je le remarque bien avant d'imiter son geste.
— Quoi?
Un immense sourire se dessine sur son visage. C'est peut-être bien la première fois qu'il sourit entièrement. Ca ne présage rien qui vaille.
— Quoi? je répète.
— Rien. C'est juste que... je viens de réfléchir.
— J'espère que c'était pas trop douloureux.
Punchline de garderie. Bravo, Jo.
— Si tu vois la mort des gens, continue-t-il comme si je n'avais rien dit – Dieu merci –, tu vois dans le futur, vu qu'ils ne sont pas encore morts.
Je n'avais jamais songé à ça sous cet angle. Je peux prédire l'avenir! Je suis la version rousse et hirsute d'Irma Maboule, en fait. Youpi.
— Est-ce que tu as vu la manière dont je meurs?
Son ton est trop détaché pour être honnête. Et je sais que je devrais lui mentir, mais quelque chose m'en empêche.
— Oui.
Il hoche lentement la tête. J'attends. Rien.
— Tu ne vas pas me demander comment?
— Non. Je n'ai pas envie que ma mort influence la manière dont je vis.
Hmmm. Peut-être que je me suis trompée sur son compte. Peut-être que Mickey les Yeux Bleus a un peu plus de substance et de plomb dans la cervelle que ce que je pensais.
Et merde. Mauvaise image Jo. Vraiment mauvaise image.
— Et maintenant? je lui demande, pour passer à autre chose. On fait quoi?
— Maintenant, on échange toutes nos informations et on fait un plan d'attaque.
— Un plan d'attaque, rien que ça?
Il sourit, énigmatique. Mon coeur plonge dans mes intestins et se met à les tricoter pour passer le temps.
— Je sais qui seront les prochaines victimes. Si j'ai bien suivi, tu peux les interroger post mortem. C'est un bon début, non? Ne fais pas cette tête, ajoute-t-il en éclatant de rire.
— Facile à dire pour toi.
— C'est pas faux. Mais on sera là pour toi.
— On? je demande, suspicieuse.
Il hoche la tête.
— Ne me demande pas pourquoi, je sais juste que, la seule façon qu'on a de battre ce truc, c'est qu'on s'y mette les quatre, avec Charlotte et Victor.
Sa réponse ne m'aide pas à défroncer les sourcils.
— Très bien, je ne te demanderai pas pourquoi. À la place, je te demanderai juste: c'est quoi, ce truc?
— Ça, ma chère Joséphine, c'est la question à un million. Voilà ce que je sais...

TOUCH [TERMINÉ]Where stories live. Discover now