Chapitre 6

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La doctoresse Duvivier avait une cinquantaine d'années, une silhouette androgyne et de profondes pattes-d'oie au coin des yeux. Elle exerçait comme gynécologue dans une clinique haut de gamme. Son cabinet ultramoderne, à la décoration minimaliste, avait quelque chose d'effrayant.

— À quand remonte votre dernier contrôle ? demanda-t-elle après les salutations d'usage.

— Trois ans.

Devant ses sourcils froncés, Elsa se sentit l'âme d'une élève ayant oublié de faire ses devoirs.

— Mais je n'ai eu aucun rapport sexuel depuis, se justifia-t-elle.

Le rouge lui monta aux joues. Qu'est-ce qui lui prenait de déballer sa vie ?

— Vous pouvez vous déshabiller dans la cabine, annonça simplement la doctoresse.

Elle eut droit à la totale. Anamnèse. Pesée. Nouveau froncement de sourcils réprobateur. Examen de la poitrine, frottis, prise de sang et test VIH.

— Nous avons terminé. Vous pouvez vous rhabiller.

Lorsque Elsa émergea du minuscule espace et retourna s'asseoir en face de la doctoresse, celle-ci rédigeait une ordonnance.

— Je vous enverrai les résultats par courriel lundi ou mardi. Voici une prescription pour une pilule progestative, à prendre à partir du premier jour de vos prochaines règles.

Elsa se raidit. Qu'avait dit son persécuteur à ce médecin ? Elle osa poser la question qui la titillait :

— Monsieur Garamont agit souvent ainsi ?

La doctoresse lui sourit franchement, et ses pattes-d'oie se creusèrent.

— C'est la première fois qu'il me demande un tel service. Il a d'ailleurs effectué des analyses la semaine passée chez un confrère et m'a chargé de vous transmettre les résultats, dit-elle en poussant un rapport vers Elsa.

Avant même son rendez-vous avec Apollon ! Garamont avait anticipé sa capitulation. Elle s'empara des feuilles d'un geste brusque et attaqua sa lecture farcie de termes médicaux.

— Vous pouvez traduire ? bougonna-t-elle à la fin de la deuxième page.

— Monsieur Garamont est en parfaite santé et n'est porteur d'aucune infection sexuellement transmissible.

La doctoresse lui tendit alors un formulaire prérempli.

— Je ne peux cependant lui communiquer vos résultats que si vous signez cette décharge, expliqua-t-elle.

Elsa obéit sans même lire. L'impression que sa vie ne lui appartenait plus s'intensifiait jour après jour.

Mais au moins, elle se douchait à l'eau chaude.

*

Hélas, le pire restait à venir ! Eduardo Novel avait une trentaine d'années, un corps à damner une sainte et une endurance de marathonien.

Malgré ses déplacements à vélo, Elsa tira la langue après quinze malheureuses minutes de jogging lent. L'entraîneur l'encouragea, la poussa, la tracta. Jusqu'à ce qu'elle s'arrête net, pliée en deux, les mains sur les cuisses.

— Elsa ! protesta-t-il. On va jusqu'à ta maison. C'est juste au bout de la rue.

Son accent espagnol teintait chaque mot de soleil. Elle secoua la tête. Il lui semblait que son cœur allait s'échapper par sa bouche. Les mèches ébouriffées de sa queue-de-cheval lui collaient aux joues, elle soufflait comme un bœuf et transpirait tout autant. Garamont aurait dû assister à sa déconfiture : la voir dans cet état aurait suffi à le désintoxiquer.

— Stop. Je n'en peux plus, haleta-t-elle.

— Alors on marche jusque chez toi et on continue avec du gainage.

Elle eut soudain envie de l'envoyer au diable. À Garamont, en somme. Elle se retint au dernier moment. Dans le fond, reprendre le sport lui ferait du bien, pour autant qu'elle survive aux méthodes d'Eduardo.

Ce qui n'était pas gagné, songea-t-elle une heure plus tard, sous le jet brûlant de la douche. Elle avait l'impression d'être passée sous un train. À plusieurs reprises.

Chacun de ses muscles criait grâce sur un ton différent. Les courbatures s'annonçaient terribles. C'était sans doute pour cela que Garamont avait prévu sa première séance un vendredi. Ce démon dans un corps d'homme pensait à tout. Dimanche, elle pourrait à peine se déplacer. Et lundi soir, son tortionnaire en tenue moulante reviendrait. Plaisir des yeux, souffrance du corps.

— Tu verras, Elsa, la semaine prochaine, tu ne pourras plus te passer de moi, lui avait prédit Eduardo en s'en allant.

Cela restait à prouver.

*

Elsa clopinait comme une petite vieille quand Marion débarqua à l'improviste samedi en fin de matinée.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'exclama-t-elle en se retenant de rire.

— Eduardo Novel. Entraîneur sportif spécialisé dans la torture des grosses à lunettes.

— Tu n'es pas grosse.

Sa balance et la doctoresse Duvivier ne semblaient pas de cet avis.

— Tu préfères « en surpoids » ?

— Je préfère. Et « bien dans ta peau » encore plus.

— Raté. Même ma peau me fait mal ce soir. Imagine : je ne peux même plus grimper sur mon marchepied et encore moins tendre le bras pour attraper ma réserve de chocolat.

Marion lâcha le gloussement de dinde qu'elle contenait, puis se reprit :

— Je venais te proposer une promenade au Jardin botanique, mais je crois que c'est fichu.

— Je crois aussi. Tu veux bien me faire à manger ?

Parce qu'elle ne se sentait même plus capable de soulever une casserole. Et pourtant, il fallait qu'elle soit vraiment désespérée pour demander à Marion de cuisiner. Celle-ci lui prépara le seul plat comestible dans ses cordes : des pâtes trop cuites.

Lorsque Marion la quitta en milieu d'après-midi, Elsa se souvint du carton apporté par un chauffeur-livreur le matin même. Elle l'avait rangé dans la pièce minuscule qui lui servait de débarras, puis l'y avait oublié. Elle s'y traîna et s'échina à arracher le ruban adhésif avec les ongles, démoralisée par l'idée de clopiner jusqu'à la cuisine pour en rapporter une paire de ciseaux. L'emballage céda finalement dans un déchirement aigu et elle découvrit trois livres d'art sur Vélasquez, Degas et le Titien.

Assise sur le carrelage de l'entrée, elle feuilleta le premier. Le soleil se couchait quand elle se décida à se relever pour s'installer au salon avec ses trésors.

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